Jacky MARIE
53 ans après avoir appris à écrire "maman".
Mis à jour le 11/04/2025
— C’est encore vous, Monsieur Perez?
Claudine pose la question, et elle a raison. Monsieur Perez ne ressemble plus vraiment à Monsieur Perez. Pourtant, elle le connaît bien, il a été admis, cette année, plus de fois aux urgences que son nom vient d’être prononcé.
Le brancardier, qui fait son métier de brancardier, répond par l'affirmative, il n’a aucune raison d’entourlouper l’infirmière, le milieu médical est reconnu pour son sérieux et c’est bien monsieur Perez qui est allongé.
Le coup reçu par Monsieur Perez lui barre le visage et dissimule ses traits habituels. La paupière est gonflée au-delà de ce que l’on pourrait croire possible. La déviation du nez, probablement cassé, fait un angle de 40°. Ses lèvres sont au nombre de quatre, celles du haut et du bas étant sectionnées l’une et l’autre en deux.
— Comment est-ce que cela est arrivé, Monsieur Perez?
— Un retour de nunchaku, je crois.
Le brancardier a répondu à la place de Monsieur Perez, puisque l’homme souffrant est dans l’incapacité de s’exprimer clairement, il n’a émis qu’un charabia chuintant sans syllabe audible. Les informations concernant l’accident de M. Perez ont été transmises au brancardier par l’intermédiaire de l’ambulancier, qui les tenait d’un certain Derek, le voisin de M. Perez. C’est au tour de l’infirmière de recevoir l’information et de sermonner le commotionné avant de l'orienter vers le service de radiographie et le médecin de garde. Claudine prend une voix à la fois professorale, pour signifier son mécontentement, et maternelle pour ne pas brusquer la victime d’accident.
— On vous avait demandé d’arrêter les tutos, Monsieur Perez, vous n’êtes pas raisonnable. Je ne suis pas contente.
Claudine aime bien Monsieur Perez, il est gentil, très accommodant, souriant, mais aujourd’hui, beaucoup moins. Il provoque sans cesse à ses dépens des catastrophes inattendues, mais toutes en relation avec les îles du soleil levant.
Monsieur Perez est un fanatique de la culture nipponne, il collectionne, lit, visionne et, malheureusement pour lui, s’excerce. En effet, fasciné par les arts martiaux du Japon féodal, il veut devenir expert dans le budō à mains nues ou avec la manipulation d’armes.
Comme un malheur n’arrive jamais seul, Monsieur Perez a choisi un enseignement qui brûle facilement les étapes. Il se forme en étudiant des tutoriels. C’est un puriste, il souhaite le meilleur pour son apprentissage, alors il opte, dans la profusion planétaires des images, pour les vidéos tournées par des maîtres Japonais. Les gestes sont purs, précis, l'aisance phénoménale, presque surnaturelle. Les conseils sont nombreux, adaptés à tous les publics, les choses sont bien pensées, mais, il y a un mais, ils sont prodigués dans la langue des samouraïs et des geishas que Monsieur Perez ne parle pas. Ainsi, à la suite d'incompréhensions et de prérequis négligés, ses déboires de débutant l’amène à franchir les portes des urgences à intervalle quasi mensuel.
La rumeur de l’arrivée de Monsieur Perez se propage dans l’hôpital à l’instant exact où ces mots sont écrits, la légendaire précision japonaise est redoutable.
Les couloirs commencent à sourire et les conversations s’animent. Le personnel devise sur la dernière facétie de San Perez, comme le surnomme certains. Ce sont les mêmes qui disent “Konnichiwa” au lieu de bonjour ou “Chūtoriaru” au lieu de tutoriel, on en reparlera plus tard. Le japonais devient la seconde langue des moqueurs.
Chacun se met à raconter l’anecdote qui lui passe par la tête à propos du célèbre patient, le nom de Monsieur Perez résonne presque dans chaque phrase, comme un écho absurde. L’accident le plus grotesque étant sûrement l’étoile shuriken plantée après d’improbables rebonds entre les parties les plus charnues de son corps. Le plus écartelé, lorsque Monsieur Perez a voulu tenir un grand écart entre deux tables et s’est déchiré les adducteurs. Il y a aussi l’oreille à demi arrachée par la corde d’un arc, un yumi, le tanto planté dans le pied, c’est un couteau, ou encore, sans être exhaustif, le maniement incontrôlé d’un éventail affûté, le tessen, qui lui taillada le poignet tel une tentative suicidaire. Bref, une suite de blessures rocambolesque qui défie l’imaginaire.
Plusieurs jours de rafistolages faciaux, de soins, de repos et de convalescence s'étirent, dans l’hilarité pour le personnel, et devant la télévision aux chaînes plus ennuyeuses les unes que les autres pour Monsieur Perez.
Son état de santé est maintenant stabilisé et sa guérison est en bonne voie. Il gardera peut-être une discrète cicatrice, le chirurgien a fait des miracles. Il est temps pour lui de quitter l'hôpital.
Claudine entre dans sa chambre, il est tôt et déjà la fin de l'après-midi sur l’archipel de l’autre côté de l'hémisphère.
— Bonjour.
— Bonjour, vous allez bien.
Il y a de l’impatience dans l’air, la soignante et le soigné ont parlé en même temps, si bien qu’on ne sait pas qui a dit quoi. Ce n’est pas grave. Cependant, la femme vêtue de sa blouse blanche s’incline devant le lit pour respecter l’art de la politesse si précieux aux Japonais, puis elle annonce la bonne nouvelle à Monsieur Perez.
— Ce matin, je prends votre tension, je change vos pansements, et quand le médecin sera passé, vous allez pouvoir rentrer chez vous.
— Arigatō.
— C’est bien, Monsieur Perez, vous faites des progrès, mais il faut arrêter les tutos, Monsieur Perez.
— Mais…
— Non, ce n’est plus possible, Monsieur Perez. Vous ne pouvez plus vous entraîner tout seul. Inscrivez-vous dans une association. Il y en a sûrement de très bien près de chez vous.
— Mais, ce ne sont pas des Japonais.
— Ah, ça suffit, Monsieur Perez!
Claudine troque son calme naturel et bienveillant contre un grain de voix nerveux et colérique. Elle insiste.
— Oh! Allez au Japon… et nous embêter plus! dit-elle en jetant son bras droit en l’air comme une ponctuation signifiant à l’homme alité “Allez-vous faire voir ailleurs”.
Monsieur Perez prend l’infirmière au mot, sans y mettre le ton de la plaisanterie ou de la certitude, ce qui laisse la fin de leur conversation évasive, dans un voyage de doutes. Le point d’exclamation ne servant qu’à la clore.
— Ok. Dimanche, je ferme ma valise : direction le Japon !

