Jacky MARIE
53 ans après avoir appris à écrire "maman".
Mis à jour le 11/04/2025
Tout était si riquiqui dans la vie de Jean Vilain qu’on l’appelait Jean Petit ou Le Petit. Toutefois, comme sa réputation était tout aussi moche que lui, il aurait pu, sans hésiter, conserver son nom comme sobriquet. Dans le vocabulaire des siècles passés, ceux de Rousseau, La Fontaine ou Hugo, gueux aurait été utilisé pour le qualifier, car, en plus d’être microbe et laid, il était pauvre.
Il habitait avec son père, Claude, évidemment, veuf. Sa maison était montée de planches tordues et de tôles percées et pas plus grande, de chaque côté, que deux hommes allongés. Les gens du village qui se promenaient devant riaient et se moquaient. Les jours de fêtes et des soirées d’ivresse, des sorciers étrangers à la bonté, faisaient pleuvoir des pierres et des bâtons sur cette misérable masure.
Jean n'était point effrayé, habitué qu’il était à subir les brimades de ses camarades, dont il faisait trois têtes de moins. Même les filles le dépassaient de deux couettes ou de quatre barrettes. Les animaux s’amusaient à d'identiques cruautés lorsqu'il se rendait seul à l’école ou au marché pour vendre des glands que personne n’achetait. Les écureuils lui lançaient des pommes de pin, les sangliers éclaboussaient ses habits troués, un jour, un cerf lui vola son cartable. Jean racontait qu’il vivait dans un conte de fées et que les dames ailées étaient très dissipées. Il inventait cela pour ne pas accuser les autres enfants qui lui faisaient la misère, Jean voulait éviter les punitions, il n’aimait pas ça, et de toute façon, on ne l’aurait pas cru.
Les équipes de football ne voulaient pas de Jean. Le mouchoir, dans sa ronde, ne le choisissait jamais, et on se passait de lui dans les parties de cache-cache. Les gosses disaient avoir peur de ne pas le trouver, qu’il était "trop minuscule" pour ce jeu-là. Jean restait seul, il observait, réfléchissait, rêvait, regardait Caroline avec admiration et tendresse. Il aimait beaucoup la blondeur de ses cheveux noués avec des rubans de couleur, son visage plein de chants, sa jupe qui volait au vent ou dans le courant de ses danses joyeuses. La nuit, après avoir dîné d’une soupe claire, il s’endormait en comptant les Caroline de ses songes.
À l’âge de quelques mois et quatorze ans, le père de Jean a mis ses dernières économies dans un billet de loterie. Il remporta le tirage et leur vie changea. Ils ne gagnèrent pas seulement de l’argent, mais des amis, des sourires, des tapes cordiales sur l'épaule et des invitations dans tous les salons.
Dès que la nouvelle vint à se répandre, le village entier les appréciait comme gens mieux qu’ordinaires. Les commerçants leur ouvraient grandes leurs portes et les artisans s’empressaient autour d’eux. Les charmantes déférences et les projets aux mots savants leur faisaient tourner la tête.
Claude et Jean portaient désormais les plus beaux vêtements, les dernières modes aux tissus épais avec des broderies soignées. Les pièces de leur nouvelle maison furent construites hautes de plafond, nombreuses, et la rumeur courait que la quantité de rideaux pouvait couvrir le comté et ceux d'à côté. La salle de réception, immense, ne désemplissait jamais. Claude était si intimidé et si gêné par toutes les considérations qu’on lui montrait qu’il invitait tous les visages qu’il rencontrait à de belles soirées. Il ne supportait ni la tristesse ni le malheur, cela lui faisait si mal au cœur qu’il faisait, sans effort, des dons aux indigents et des hommages aux œuvres de charité de l’église, d’un tel monsieur ou d’une telle dame. Il remplissait les poches de son fils de friandises et de cadeaux pour qu’il soit généreux avec ses camarades de classe qui parfois le jalousaient d’être toujours premier.
Jean était le plus heureux des enfants, puisque de temps en temps, et de plus en plus souvent maintenant, il goûtait en compagnie de son amie Caroline. Puis ils se promenaient et les mains se frôlaient, les rires se perchaient dans les nids douillets des oiseaux et les cris de joie poussaient les nuages pour éclairer leur bonheur d'être ensemble.
Un jour, sans prévenir, Caroline sauta sur Jean qui approchait l’âge d’être amant et l’embrassa avec tant de passion qu’il resta muet plusieurs jours.
Malheureusement, les parenthèses heureuses sont ouvertes pour être refermées. Le pécule gagné ne fut pas infini et les dettes s'accumulèrent à l’envi. Les banquiers, les assureurs, les prêteurs, tous réclamaient leurs dus et leurs usures. Claude ne pouvant satisfaire leur demande, on l’arrêta et on le mit au fer dans une sinistre geôle, pour qu’il paie de sa vie ses onéreuses facéties.
Jean quitta son pays sans que l’on réponde à ses adieux. Il s’installa dans une ville plus grande, puis dans une autre, et encore dans une autre ville, et encore plus grande, qui avait besoin d’hommes et de bras. Par bonheur, Jean en avait deux. Il était toujours aussi petit, mais la jeunesse est forte et endurante.
La sueur n’est pas rémunérée à sa juste valeur, le pain est difficile à gagner et la chambre à payer. Jean décida de faire un second métier, le soir, après celui du jour, en renouvelant son style et son identité pour ne pas être démasqué. Dès lors, bien qu’il travaillait déjà dur, il travailla tard, sous un rayon de lune ou à la lumière d’un réverbère pour économiser, comme il le disait.
Cinquante-sept années se sont écoulées et le village de Jean a dévoré les champs et les bois qui l'entouraient. Des pavillons ont poussé, des tours se sont élevées, des milliers d'habitants sont arrivés. Il manquait une école, alors, aujourd’hui, on inaugure un nouvel établissement scolaire.
Toutes les dames et tous les messieurs portent des tenues chics, des bijoux chargés d’or, des cravates tissées de soie. Ils se regardent, parlent au micro, s’écoutent, se sourient, satisfaits et fiers de représenter sur l’estrade leur autorité, leur képi ou leur écharpe. La foule, devant eux, frappe leurs mains quand il faut frapper, rit aux blagues par courtoisie, malgré la longueur insipide des discours, que l’on prend vers la fin, au plus court.
— … Vous le connaissez sous les pseudonymes d’Oscar Plumert, d'Edgar Dine ou de Marc Lubaste, il a gagné trois fois le prix littéraire le plus prestigieux, le grand prix international, voici l’enfant de notre village, Mesdames et Messieurs, Jean Vilain.
Jean se lève et cherche dans les yeux merveilleux de sa compagne un peu de la force perdue dans sa jeunesse. Ils se regardent avec une tendresse jumelle, un amour siamois. Ils se regardent trop longtemps, il faut les séparer, alors les haut-parleurs se répètent.
— Mesdames et Messieurs, Jean Vilain.
Jean Vilain dit Le Petit, lâche la main de Caroline qui ne l’a jamais quitté et se dirige vers le pupitre sous les applaudissements (Il pense à son papa).