Jacky MARIE
53 ans après avoir appris à écrire "maman".
Mis à jour le 11/04/2025
C’est avec la plus intense émotion que je rentre dans le laboratoire de Ségoles Nes. Un pincement aigu torture mon estomac, ma respiration se bloque en apnée, mes mains tremblent et un voile humide perle sur ma peau. Je suis à la fois exalté et terriblement impressionné. Cela fait exactement vingt-huit ans que la pièce n’a pas été visitée et je prends le risque d’y pénétrer.
Les recommandations du professeur étaient simples, formulées avec insistance, avec sa voix grave, son timbre lourd. Il avait eu cette façon dictatoriale de marteler “Interdiction d’entrer!” à ceux qui le croisaient avant son départ. Les colères de Ségoles Nes étaient redoutables, toutes et tous le craignaient. L’homme était admiré pour ses compétences, son ingéniosité, ses inventions, il prédisait sans cesse la révolution des sciences et des technologies, mais, derrière son épaule, dans les couloirs, dans les autres bâtiments, dans les autres rues, dans les autres villes, on se méfiait de lui. Personne n’avait osé faire ce que je suis en train de réaliser, je m'aventure dans son laboratoire.
Le professeur Ségoles Nes travaillait sur la solubilité des éléments solides lorsqu’il entreprit son voyage à l’autre bout du monde. Il avait quitté ses montagnes suisses, son laboratoire de L'École polytechnique fédérale de Zurich, pour embarquer à Marseille vers la Nouvelle-Zélande. Son voyage devait durer, aller et retour, exploration de ces terres australes et recherches de nouvelles matières compris, environ dix-sept mois. Le professeur fut porté disparu officiellement deux ans et demi après s’être élancé dans sa quête de la substance manquante, de l’élément chimique qui lui permettrait d'atteindre son Graal, des boissons et des repas en poudre. Il affirmait que son procédé permettrait de transporter une grande quantité de nourriture sur de longues distances sans se soucier de la conservation, et ainsi, mettre un terme à la famine et à tout un tas de maladies de voyage, comme le scorbut, par exemple. Il appelait cela l’évapofixation. Un terme barbare dont je ne comprends toujours pas l'excitation du professeur pour cette technique.
J’ai franchi la porte et je cherche à tâtons l’interrupteur me permettant de rétablir la continuité électrique jusqu’aux ampoules. Je profite d’être seul, dans ma solitude nocturne, pour entreprendre une prospection discrète. J'ai omis un détail, le professeur a disparu bien avant l’installation du progrès, de la fée bleue, du courant alternatif. Les grandes baies vitrées de l’antre de Ségoles Nes ne suffisent pas à se repérer dans le dédale des tables, des armoires, des colis et de tout le matériel scientifique accumulé par le professeur. Le cerne de lune est trop fin, trop bas, la luminosité insuffisante.
— Ah, fichtre, quelle mascarade! Je me parle à voix basse, je formule mon dépit.
Je me suis tant habitué à la simplicité de la lumière électrique que j’en ai oublié que notre siècle ne l’utilise que depuis 1885, il y a à peine six ans. Le laboratoire a échappé à la modernité du fait des recommandations du professeur Nes sus-citées. J’abandonne ma quête, mon entreprise de fouine, je reviendrai demain avec la torche Misell que m’a rapportée mon frère des Amériques. Un prototype fascinant de lumière électrique portative.
Je rumine toute la journée mon ambitieux projet de farfouillage dans les notes du professeur. Je veux trouver un indice pour débloquer mes propres recherches et, pourquoi pas, je dois l’avouer, garder par-devers moi les avancées et les trouvailles de Ségoles Nes. C’est irresponsable d’abandonner ces trésors d'inventivité dans l’oubli d’une salle remplie de poussières et d’araignées.
Je m’impatiente jusqu’au coucher du soleil, puis j’attends et j’attends encore que tous les bâtiments se vident.
Minuit est maintenant loin derrière moi. Je me retourne. Je regarde dans les profondeurs des cages d’escaliers et dans les longues perspectives des couloirs. Il me semble que je suis de nouveau seul. J’avance tout de même avec furieuse prudence vers mon objectif, la pièce qui aimante mes intentions depuis des semaines, peut-être des mois. Je crochète la serrure comme hier je le fis, et j’ouvre la porte vers ma gloire, vers les carnets bourrés d'incroyables croquis et de formules novatrices du professeur, telles sont mes espérances. Une improbable masse impalpable se jette sur moi. Je reste coi, embaumé par des vapeurs âcres de brûlerie. L’odeur est d’une amertume peu commune, suave et forte, dense, concentrée. J'ai reculé de trois pas sans m’en apercevoir.
— Mais, qu’est-ce que cette diablerie? Je soliloque mon étonnement.
En effet, j’assure que la veille, aucune odeur n’envahissait à ce point le laboratoire. Je ne suis pas aliéné et encore moins hystérique, mais cette forte odeur ne m'est pas inconnue, toutefois, je n’arrive pas à déterminer son origine. Je souffle longuement, je me calme. J’allume ma torche Misell et j'investis le temple de la découverte comme un archéologue fiévreux et tourmenté par les dangers et les périls des contrées tropicales. Mon stress est un peu exagéré, mais je n'ai pas le courage et la sérénité de Otto Lidenbrock et je n’entre que dans une antichambre de l’université, pas dans les boyaux infestés de menaces de notre chère planète pour me rendre au centre de la Terre.
La fameuse machine Nes est devant moi, rutilante, pimpante, avec ses centaines d'engrenages, de bielles, de cames, de pistons, de bonbonnes, de cuves et sa petite pendule affichant, je vérifie sur ma montre gousset, l’heure exacte, trois heures et vingt-quatre minutes. Je me demande qui a pu remonter le mécanisme de cette merveille. Nous, les Suisses, sommes connus pour l'excellence de notre horlogerie, cependant, nous n'avons pas encore inventé le mouvement perpétuel. Si c’est le cas, et si je découvre comment le professeur Ségoles Nes a réalisé ce prodige, je suis un homme riche. Je n’y crois pas. Je me force à ne pas y croire. Je continue mon inspection en posant ma main sur les bouilleurs de la machine. Ils sont chauds, terriblement chauds, je me brûle. Nes n’a pas inventé non plus la chaleur perpétuelle, c’est inimaginable. Je réalise soudain que je ne suis pas le premier à entrer dans le laboratoire.
Où sont les carnets de recherche du professeur? Je panique, je fouille, je dérange les caisses, les béchers, les fioles jaugées, les ballons de distillation, les erlenmeyers et tout un tas de bazars propre aux travaux de laboratoire. Je tombe enfin, en ouvrant un tiroir, sur un petit carnet et sur les célèbres crayons rouges de Ségoles Nes, il n’utilise que ceux-ci, même pour parapher les documents officiels. Je m’installe à la table qui se trouve devant l’énorme machine aux multiples engrenages. Je ne prête pas attention aux livres, je suis trop pressé de connaître les secrets du professeur. Toutefois, je ne peux pas m'empêcher de rire de ma propre bêtise. Le faisceau lumineux de la torche Misell met en évidence la consciencieuse propreté du lieu. Tout est impeccable, pas une trace, pas une poussière. J'illusionne que l’homme disparu a aussi inventé le ménage durable, la propreté éternelle. Les hôtels et les palais m'achèteraient cette invention à prix d’or si je faisais rentrer dans la réalité cette saugrenue pensée. Je ricane encore plus quand j’aperçois sur un livre ouvert une tige végétale avec deux feuilles bien vertes et son minuscule bulbe gonflé de sève, comme si la plante n’avait pas eu besoin ni de substrat ni d’eau pendant plus de vingt années, c’est ridicule, on vient de la poser, il n’y a pas d’autres explications. Qui utilise le laboratoire du professeur Nes? Voilà la question que je devrais me poser. Je préfère me concentrer dans un premier temps sur le contenu des notes de Ségoles Nes. J'ouvre le précieux calepin. Il est vide, pas un croquis, pas une équation, rien! juste trois lettres rouges écrites sur la couverture, un incompréhensible “Lop”. Ma colère est froide et elle me glace jusqu’au plus profond de mes os. On m’a devancée et on m’a volé ma rapine. Ça ne se passera pas comme cela, je vais devoir enquêter, espionner, pour piéger l’intrus qui vient dans le laboratoire malgré l’interdiction formelle du professeur Nes. Il y a des personnes malhonnêtes à l’université, sûrement parmi les Français.
Le lendemain, je me rends au département des Optiques et j'emprunte discrètement une longue-vue dans l’armoire des lunettes. Toujours avec la même confidentialité, je monte sur le toit du département Thermodynamisme et Électricité. Je déplie l’instrument de vision dérobé il y a quelques instants et je le braque en direction du laboratoire du professeur Ségoles Nes. J’ai une vue parfaite sur la salle. L’importun qui jouit des installations du professeur va être démasqué et je ferai un rapport à la direction. Le contrevenant doit être puni. C’est une question de principe, une règle de vie.
Cela fait trois jours que je tiens mon poste de garde, je commence à me désespérer, surtout que la pluie se met à taquiner ma bravoure. Je suis prêt à plier mon optique télescopique quand une porte dissimulée derrière le grand tableau noir s'ouvre. J’observe avec une attention exacerbée.
Ma stupéfaction s'amplifie de minute en minute, pendant peut-être une heure ou deux. Je suis trempé et pourtant incapable de détacher mon œil de la silhouette. Elle me semble bien trop à l’aise avec la mécanique de la machine, les procédés, les ustensiles et l’écriture au crayon rouge sur le carnet qu’elle sort de sa poche. Je suis incrédule, je dois pourtant être certain de l’identité de la personne qui utilise le laboratoire comme si c'était le sien. Je scrute la machine qui se met en route. Au bout de quelques minutes, une buée importante est éjectée par un tube d’acier, la chaleur et les pressions doivent être fantastiques. L’imposteur, que je n’arrive toujours pas à reconnaître formellement, mais j’ai des présomptions, retire de l’étuve une sorte de poudre granuleuse sombre, presque noire. L’individu à la frêle stature empoigne une tasse, verse un peu de poudre et ajoute un liquide brûlant, de l’eau probablement. La silhouette se retourne enfin vers moi et s’approche de la fenêtre pour déguster sa curieuse boisson. C’est bien ça, j’avais raison, mes doutes sont confirmés, c’est bien Miss Pol Nothingham, l’assistante britannique du professeur Ségoles Nes. Je n'en reviens pas.
Après un moment de sidération qui me statufie sur place, je reprends mes esprits et je me lance dans une course folle pour appréhender l’usurpatrice. Les idées du professeur appartiennent à l'université, à la confédération. Je descends l'échelle de toit et saute les derniers barreaux, je dévale les escaliers, traverse la cour, rentre dans le bâtiment des sciences cognitives, les portes claquent. Puis, encore des couloirs, des escaliers et, enfin, la salle des archives. Je stoppe ma cavalcade. J’entre avec la discrétion des espions. Je passe entre les rayonnages jusqu’à la cloison qui me sépare du laboratoire du professeur Nes. Il y a du bruit et la porte, dissimulée de ce côté derrière un immense tableau périodique des éléments que personne ne veut utiliser, un truc de Russe qui ne sert à rien, est encore ouverte. Je m’approche et je bondis au milieu des expériences en cours, la machine est de nouveau en train d’expulser son trop-plein de vapeur. Miss Nothingham n’a que le temps d’émettre un “Oh my god!” avant que je lui tombe dessus. La perfide Anglaise se débat comme une lionne. J’essaie de maintenir ma prise, mais mes mains glissent sur le tissu de sa blouse, il faut dire que l’eau suinte de tous mes vêtements, de tout mon corps. Je tente de lui arracher son carnet. Encore une fois, elle arrive à se défaire de mes intentions. Je parviens néanmoins à arracher deux feuilles, ce sera une preuve. L'assistante du professeur Ségoles Nes me repousse une dernière fois avant de prendre la fuite. Je me relève et me lance à sa poursuite sans pouvoir la rattraper. Je suis épuisé par ma course précédente et par la chamaillerie avec cette satanée Pol.
— Que vous arrive-t-il, cher Alexander?
Je me suis rendu essoufflé, détrempé et déterminé dans le bureau du doyen de l’université. Je lui conte mes mésaventures avec Miss Nothingham, l’utilisation du laboratoire en secret, le vol des découvertes de l'éminent professeur Nes. Il comprend vite la fourberie de la Britannique. Nous nous dirigeons d’un pas sévère vers la caserne de la Garde urbaine où l’aura du doyen n’a aucune difficulté à convaincre les représentants de l’ordre. La décision est prise, on fonce en calèche à l’adresse où loge Miss Nothingham. On grimpe les étages et les gardes défoncent la porte. Il n’y a personne. Il reste quelques affaires éparpillées çà et là. L’Anglaise a filé en catastrophe.
— Elle nous a pris pour des jambons. S'enhardit à dire le doyen.
Je rigole à son trait d’humour que je ne trouve pas drôle, mais c'est le doyen, il faut être dans ses petits papiers et je vais le devenir. Mon excès de zèle dans cette affaire m’a permis d'être nommé directeur de recherche et missionné pour reprendre celles du professeur Nes. Le laboratoire est à moi.
Nous n’avons jamais retrouvé Miss Nothingham. Les enquêteurs ont perdu sa trace en France, à Cherbourg, où elle a embarqué sur un transatlantique pour New York. Je ne l’ai jamais oublié, et sans que je le soupçonne, elle me hantera jusqu’à la fin de ma vie. Tout d’abord, elle fut le fruit de ma plus grande déception. Je vous explique en quelques mots. En consultant les archives du professeur Nes dont j’avais l'accès prioritaire et en les comparant avec les deux pages que j’avais extirpées de son carnet pendant notre bagarre, je me suis aperçu que toutes les inventions et les idées du professeur étaient à mettre au crédit de cette Britannique de génie. Ségolas Nes avait probablement disparu, volontairement, pour cacher sa honte de n'être qu’un faire-valoir. Une autre histoire fit resurgir Pol Nothingham dans mes pensées. En 1901, dans une revue scientifique éditée aux États-Unis, un chercheur, dont le nom à consonance japonaise m’échappe, a fait paraître un article sur un processus de fabrication de café soluble. Personne ne l'a pris au sérieux, mais c’est exactement le sujet sur lequel Nes, ou plutôt l’assistante de Nes travaillait. Je suis persuadé que Miss Nothingham était derrière la technique décrite dans la presse spécialisée, il y a trop de ressemblances, trop de points communs avec la machine et les archives de mon laboratoire. Ces Américains, que des sauvages incapables de faire une place aux femmes. La technique utilisée était nommée freeze-drying. Je l’ai traduite par lyophilisation.
J’ai mis plus de trente ans à saisir toutes les subtilités de la machine du Professeur Nes, disons de Miss Pol. Je l’ai amélioré, simplifié et électrifié grâce aux notes volées d’un certain carnet manuscrit au pigment carmin. Aujourd’hui, c’est mon jour de gloire. Nous lançons avec un industriel helvétique le Kollcafé, un délicieux café instantané présenté dans un flacon de verre, une jolie poudre brune aromatique à délayer dans de l’eau chaude. Mon partenaire a vu les choses en grand pour la réception de l'événement : des petits fours, du champagne et des invités de toute l’Europe, des industriels, des savants, des nobles et une foison de journalistes. Au milieu de cette foule endimanchée, des yeux me fixent comme s’ils visaient un condamné au peloton d'exécution. Ce regard glacé torture mon âme, car je reconnais le visage qui le porte, il a vieilli, mais c’est celui de Miss Pol Nothingham, j’en suis certain. Je pourrais appeler à l’aide, la faire arrêter et la faire enfermer au cachot ou chez les déments, j’en ai le pouvoir, je suis renommé, je suis professeur à l’université, je suis Alexander Koll, mais je pense m’éclipser, quitter la scène où je dois discourir de mon invention. Je ne supporte plus ces deux globes accusateurs vissés sur mon visage, pointés sur moi comme des clous sur le cercueil de mes ambitions, de ma gloire prochaine, si proche, car on m’appelle, je dois rejoindre le devant de la scène et parler dans les récents microphones à transducteur électromagnétique. Je me lève à la fois terrifié par la solennité du moment et par ses yeux qui me transpercent, me fusillent, me jugent. Je me sens soudain illégitime. Je ne suis qu’un tricheur, un voleur, je le devine, je le comprends, je ne mérite pas ses honneurs. Ils peuvent appeler leur boisson soluble le Polcafé, je n’en ai plus rien à faire, je dois fuir. Je me faufile derrière les pendrillons, je descends de l’estrade et je me mets à courir. Il me semble que je crie, que je pleure de colère, de laisser ma place à une étrangère, à une femme. Je vais quitter Zurich, la Suisse, peut-être même le Vieux Continent.