Jacky MARIE
53 ans après avoir appris à écrire "maman".
Mis à jour le 11/04/2025

La réponse bleue
Ce roman a été écrit dans le cadre du concours Plumes de Cœur Editions.
Thème : Faites-nous rire aux éclats. Si le texte véhicule de belles valeurs humaines, c'est un atout.
***
Imaginez un octogénaire, Monsieur Pierre, qui décide, sur un coup de tête, de se séparer de sa collection de bonnes réponses.
Entre ses difficultés physiques et psychologiques, ses relations et ses envies, la décision du vieil homme, va bouleverser sa vie.
Ce roman, qui semble être une farce à première vue, interroge sur la société et ses rapports au passé, aux soupçons, à l’âge et à la réponse exacte.
Un roman qui vous fera sourire et peut-être rire.
Découvrez les premières pages.
Les collections amateurs
Que deviennent les canards de Central Park en hiver quand l’eau se transforme en glace?
Pierre chuchota “L’attrape cœurs de Salinger”, puis, agacé par les petits bips répétitifs, il parla plus fort, seul, au milieu de ses meubles patinés par la poussière et les ultraviolets. Il essayait d’influer, depuis son appartement, sur les candidats de l’émission de radio.
L'animateur reposa la question du super banco une deuxième fois, une troisième fois. Le temps s'écoulait, toussotait ses secondes, étranglé par la nervosité. L’exaspération, comme une grosse mouche à bœufs, mordit Pierre et l’irrita jusqu’à la fièvre. C’était une proie facile, soupe au lait, vieille, molle. La réponse ne parvenait toujours pas à l'aimant du haut-parleur de son récepteur Radiola offert par son fils, Jérôme. Les ondes ne diffusaient que les bips, les bips, les bips. Pierre ne pensa pas à son fils, il ne l’avait pourtant ni vu ni entendu depuis des années. Il préférait se concentrer sur la futilité d’un concours de réponses d’une radio nationale, posséder la parole exacte était la passion de Pierre, elle ouvrait la porte de son paradis. Parfois, le vieil homme se demandait s’il était raisonnable de conserver autant de bonnes réponses avec lui, il ne les emportera pas dans sa tombe, et ce ne sont pas ce genre de trésors que l’on souhaite aux héritages.
Pierre répéta “L’attrape cœurs” plusieurs fois en se grattant la tête, les doigts enfoncés dans une épaisse chevelure bien trop abondante pour son âge, trop brune, trop parfaite. Les bips continuaient de stresser les auditeurs et Pierre ne tenait plus en place. Ses mains frappaient les accoudoirs de son fauteuil avec la force de ses vieux muscles, timidement. La garniture de mousse était pépère, elle pouvait écraser quelques unes de ces bulles sans déformer les autres. Il avait envie de crier la réponse, comme un vendeur de rue citait les titres de son journal quand il était au début de sa vie, “Tout sur le scandale de l’attrape cœurs”, “L’attrape cœurs, les candidats de la honte."
L’animateur restait muet et le duo des ondes se concertait dans des murmures à peine audibles. Ils avouaient à demi-mot ne pas savoir. Ils tentèrent tout de même “Sur la route de Kérouac.”
— Oh, non d’un chat! Pierre ne put s’empêcher de hurler.
Ses cordes vocales ancestrales tremblotèrent à l’unisson d’un bêlement de chèvre et, aussitôt, il entra dans une profonde désolation, dans une dépression post-traumatique.
On ne sut pas si Pierre parlait du gentil félin de salon ou de gouttière, ou de la maudite conversation électronique. Tout ce qu’on sait, c’est qu’il éteignit la radio d’un mouvement précipité aussi véloce qu’un adepte du Qi gong atteint de Parkinson. La vitesse est relative pour les membres engourdis par les ans, sa main tremblait autant que ses cordes vocales quand il parlait, ce fut difficile pour lui de tourner la petite molette-interrupteur. Ces gestes sont devenus têtus, gâteux, mal assurés.
Pierre, furieux comme un caleçon sale, n’arrivait pas à se calmer, à se raisonner. Il marmonnait que de son temps on lisait, on apprenait, on savait, il était vieux et il regrettait ce qui n’a jamais vraiment existé, il fantasmait son passé. Tout son corps se mit à s’agacer, à trépigner, on aurait dit un enfant que l’on accuse à tort de ne pas savoir sa récitation, ou peut-être mieux, ou peut-être pire, celui que l’on n’interroge jamais alors qu’il la connaît par cœur. “Mon Dieu", se dit-il, sans y croire, “je suis en enfer” ajouta-t-il avec l’espoir de ne pas y aller. Pierre cogita, ergota, somma ses pensées afin de trouver une solution à l’imposture du monde, à l'ignorance. Il pesa différentes versions de ses pensées en se prenant en témoin dans le miroir du vaisselier, car il y a là matière à réflexion. Il écarta les plus légères, celles que l’on oublie une heure après les avoir eues, et conserva la plus imposante, la plus bouleversante, la résolution qui allait transformer le reste de son année et les quelques autres qui survivront. Pierre, non sans un peu de nostalgie, d’hésitations, décida d’alléger sa conscience, son esprit, de se séparer de sa collection de bonnes réponses, de se débarrasser de toutes les répliques, les citations, les chiffres, les nombres et les formules, les noms et les définitions, les verbes et les conjugaisons, qu’il avait accumulés depuis le cours préparatoire, au premier rang de la salle de classe. Pierre insistait toujours sur sa position d’élève modèle.
Sa collection n’était pas un fonds de musées, trié, classé, rangé, ni une anthologie de maisons d’édition ou d’encyclopédie. Non, Pierre était un collectionneur amateur, juste un homme qui aime connaître, qui accumule la pertinence pour le plaisir de posséder les bonnes réponses, qu’elles soient irréfutables, inestimables ou bouffées par les vers. Il les avait parfois en double ou en triple, mais n’avait plus personne avec qui les échanger. Certains collectionneurs amassent des coquilles d’œufs ou des sacs à vomi. Cela est tout à fait réel, bien que loufoque, comme on le dit sur la banquise quand les otaries se transforment en loup à la pleine lune. D’autres amoncellent des tubes de dentifrice vides, des insectes, ou, de manière plus tellurique, se désespèrent de compléter leurs étagères avec le fameux cristal de Kyawthuite. Pierre se fichait de posséder l’unique exemplaire du minéral orangé, il savait qu’il avait été trouvé dans la région de Mogok au Myanmar, que c'était un antimoniate de bismuth et il en était pleinement satisfait.
Pierre n’étalait jamais ses connaissances à la face du monde. Le savoir n’est pas une crème anti-âge, sinon il serait resté éternellement jeune et ses rides profondes prouvaient le contraire. C’était un homme humble et discret. Il pouvait de temps en temps, et de plus en plus souvent, être impatient, mais, généralement, il attendait une question, bien formulée de préférence, pour servir à son interlocuteur ses meilleures réponses à la manière des serveurs californiens des moteurs de recherche, mais, lui, consommait moins qu’une batterie de portable. Sur les échelles des hautes qualités environnementales, il était au sommet des référentiels, au-dessus de toutes les exigences possibles, un modèle, un paradigme. Il mangeait quand il avait faim d’un bout de pain et d’un truc à mettre dessus, se levait quand il était réveillé et se couchait quand il était fatigué. Il portait toujours les mêmes vêtements, accordés en noir et blanc, que le temps avait oublié de mettre à la mode. Toutefois, il conservait de sa jeunesse une élégance fine qui lui donnait une apparence sans hésiter de vieux zazou, de zèbre, de zouave. Par la faute de gestes imprécis ou d’une provocation à la symétrie, sa moustache était plus longue à droite qu’à gauche. À se voir au miroir affublé ainsi de cette originalité, Pierre cherchait de temps en temps dans toutes ses réponses celles qui lui semblaient les plus enclines à être présentées aux importuns qui s’inquiéteraient de sa difformité pileuse. Cela aurait pu être des importunes, mais la possible confusion avec un transfert d’argent international ne sied pas au caractère désintéressé de Pierre. Il fouillait parfois deux bonnes heures dans ses souvenirs et dénichait les oiseaux rares, des réponses toutes faites, prêtes à être jetées aux curieux comme des miettes aux pigeons, comme par exemple: “par la faute damnée d’un ciseau pour gaucher”, une réponse de barbier exprimée en 1957; comme il aimait les livres, il prit deux références pour lui servir de réparties, “par mes oreilles et mes moustaches comme il se fait tard!” et “Vive la moustache!”; il poésie sans prétention qu’il avait composait dans les années cinquantge, elle n’était pas datée, “sur un banc, je me suis endormie et un tout petit oiseau voulait faire son nid, il coupa un brin par ici, en tira un par là, si bien, qu’à la fin, son nid était fort douillet, et ma moustache, de ce côté, tronqué”; il piocha dans les paroles de son oncle Marcel, il aimait la compagnie de cet homme rebondi, vermillon de teint, blanc d’âme, “c’est l’ADN, mon cher, l’ADN”; il prit une réponse fâchée dans le cas où son humeur serait à l’orage ou que l’inquisiteur le torturerait, “Zut! Fichez-moi la paix!”, on peut être élégant mais ferme; “je n’aime pas la mayonnaise”, Pierre fatiguait vite et n’était pas contre les réponses automatiques; enfin, avec malice, “pour embrasser plus facilement.”
Pierre aimait particulièrement la dernière occurrence à propos de baiser, une véritable friandise. Quand le temps pousse l’homme à ses dernières heures, il ne lui reste que ce bonheur humide et doux, tendre, qu’il essayait d’obtenir en tout instant, de gré ou de force, mais sans victoire aucune.
Pierre s’offrit un peu de temps. C’est toujours sympa de recevoir un présent de l’étranger, qui cette fois-ci, est autre que lui-même, car Pierre s’appelait en réalité Piotr et il était d’origine ouzbèke. Ses parents avaient fui la Russie au début du vingtième siècle avant qu’elle ne devienne une République Socialiste qui n’avait pas grand-chose à voir avec une république.
Il rêva toute sa vie de visiter le pays de ses aïeux. Il n’y alla jamais, mais il avait appris toute l’histoire de son pays de cœur, les invasions turques, perses, grecques, arabes, mongoles, russes, toute la géographie, les villes, les villages, les fleuves et les rivières, les sources et les montagnes, la tragique mer d’Aral. Il savait tout pour rien, pour pas un sou. C’était beaucoup plus économique qu’un long voyage. Si Ulysse avait lu et appris l'Odyssée au lieu de nous emmener en bateau, il aurait perdu moins de temps et Pénélope aurait fait autre chose que de faire et défaire ses travaux de tissage. Bref, que de perte d’énergie à vouloir vivre des aventures plutôt que de les lire.
Pierre avait francisé Piotr en Pierre et avait fait de même avec son nom par souci d’intégration, si bien qu’à la fin on ne savait plus qui il était en réalité, et de toute façon, qui s'intéressait à lui, à l'Ouzbékistan et à ses habitants. Jamais personne ne lui posait de question sur ses origines, sur ses racines. Il ne pouvait donc répondre à personne et il était obligé de conserver par devers soi son omniscience sur le pays de la route de soie.
Pierre avait réfléchi plusieurs jours pour être certain de sa décision, de son choix de brader sa collection. Un matin, après une dernière nuit de réflexions, il était prêt, il pouvait affronter le monde et liquider ses réponses aux premiers venus, aux curieux et même à ceux qui ne demanderaient rien. Il avala en guise de petit-déjeuner, un café fort et une tartine beurrée, il la trempa et deux gouttes brunes tombèrent sur sa chemise sans qu’il s'en aperçût. Il avala également un grand verre d’eau et sept cachets pour tout ce qui est hyper, insuffisance, surplus, sensibilité, en outre, tout ce qui dépasse en positif ou en négatif les normes fonctionnelles du corps humain. Un corps mourant a besoin d’équilibre chimique. Pierre saisit un sac à bandoulière gris pour le remplir de réponses préparées d’avance. Il hésita beaucoup. Il ne connaissait pas les personnes qu’il allait rencontrer. Étant retraité, divorcé, pas aimable, il n’avait plus d’obligations de présence nulle part. Il n’avait plus de collègues ou de gens à voir. Plus personne ne l’attendait. Quand les gâteaux d'anniversaire ne sont plus assez grands pour accueillir toutes les bougies, soit le nombre de bougies est trop important, soit le nombre d'invités trop petit. Pierre répondant aux deux options, il garnit sa besace au hasard, avec les premières réponses qu’il trouva. La huitième était lourde et il eut du mal à la faire rentrer. Ses gestes d’ancien, maladroits, le firent recommencer plus que de raison de santé. Il se posa de nouveau sur son fauteuil, essoufflé, jugea le sac, estima qu’il était bien rempli et que cela suffisait pour une première distribution, il n’était ni père Noël ni misanthrope. De toute façon, il ne va pas aller très loin, et, s'il manquait des réponses, il pourrait rebrousser chemin pour en reprendre à volonté dans son buffet.
Pierre enfila une veste et passa son bras dans les deux anses du sac. Au moment de sortir de chez lui, il se dit qu’il pourrait en prendre deux ou trois de plus au cas où il modifierait sa voix, seuls les mélomanes peuvent comprendre son intérêt. Il réfléchit de manière fugace et choisit “à gauche” et “à droite” si on lui demandait un chemin, puis il barguigna entre “bleu” et “avarié”. Pierre est vieux, il emploie de temps à autre des verbes d’outre-tombe comme une prémisse à sa prochaine destination. Puisqu’il peina à faire un choix, il prit les deux et ce furent les dernières qu’il emmena avec lui.
Pierre ferma la porte, fit tomber son trousseau et s’obligea à pratiquer une génuflexion pour le ramasser en pestant “Crotte de zut”. Il disait déjà cela quand il était petit et l’expression lui était restée dans la bouche comme le goût sucré d’un bonbec. Il disait aussi bonbec parce que ça rimait avec ouzbek, il aimait faire rimer les mots. Il se releva en se cramponnant à tout ce qui se présentait à sa disposition, une boiserie, la poignée de la porte, l’interrupteur. Il se remit debout. Il tria dans les cliquetis de métal la clé qui lui fallait et verrouilla la porte. Il traversa le petit palier où deux personnes auraient eu du mal à se croiser.
Un jour, il sortit de son appartement au même moment que son unique voisin d’étage, Monsieur Néron Tricard. L’homme était si gras et si corpulent, si mauvais aussi, qu’il dut se réfugier chez lui pour le laisser passer. Il y a des combats qui ne se méritent pas.
Pierre ne descendit pas l’escalier, il y avait un ascenseur, c’était plus pratique. Avant d’appuyer sur le bouton d’appel, il retourna à sa porte vérifier si elle était bien verrouillée. C'était plus prudent et surtout plus inquiétant. Pierre redoutait plus que tout de perdre la boule, que sa collection s’évanouisse dans les limbes de la démence sénile. Il se planta devant la porte, inspira, réfléchit profondément et retrouva, sous le souvenir d’un tricycle argenté avec des roues à cinq bâtons rouges, celui du tour de clé qu’il venait de faire. Rassuré, il se retourna, marcha deux pas et commanda l’élévateur.
Pierre profita de ce que la mécanique tire la cage jusqu’à lui pour contrôler son apparence. Il tâta son col, aligna les deux pans de sa veste ouverte pour équilibrer la hauteur et, comme un tic, remonta plusieurs fois son pantalon. Il avait peur que ses hanches soient trop maigres pour retenir sa flanelle. Pierre était devenu traqueur. L’âge l’avait rendu méfiant des aléas, des incidents et de ces fichus trous de mémoire dont tout le monde se plaint. Alors, pendant que le trajet vertical le portait jusqu’au rez-de-chaussée, pour être sûr de lui, il ouvrit son sac et répéta ses réponses avant de rentrer sur scène, dans l’espace public.
— Bonjour Monsieur Pierre.
— Bonjour Madame Dubreuil.
Pierre venait de croiser son aimable voisine du premier étage qui hantait le hall de l’immeuble comme une adolescente de quartier.
Ce n’était pas facile, voire impossible, de se délester des éléments d’une collection à des inconnus, ils n'attendaient pas forcément de réponses, surtout d’un vieil homme étrange. Les Jeans s’écartaient devant Pierre sans qu’il puisse engager une conversation. Ils étaient tous là par la faute d’une erreur d’homophonie et n’étaient pas les seuls à fuir, il y avait des prénoms comme Alice, Corinne, Moktar, Paul, Enzo, Mohamed, Lylie et beaucoup d'autres gens, tous du coin comme lui ou d’autres coins à proximité. ils s’agitaient dans tous les sens comme des canards craintifs, leurs becs fermaient et leur tête obnubilée par les soucis de boulot, d’enfants, d’amants et de maîtresses, réels ou imaginaires. Les femmes allaient vite et les hommes étaient rapides, tous semblaient impatients d’arriver à l’heure, de combler les mètres et les kilomètres qui les séparaient de leur objectif. Certes, il y avait des personnes immobiles, penchées sur leur écran, connectées sur leur reflet, mais elles ne réagissaient pas aux sollicitations de Pierre.
Il ne se découragea pas et manœuvra avec habileté. Il adoucit sa voix, radota des excuses préalablement à ses bonjours, mais il n’y avait rien à faire, dès qu'il ouvrait la bouche, on l’esquivait, on le toisait, on le fuyait. Notre bonhomme maintint ses ambitions et pointa une cible dans l’incapacité de déguerpir, un être aussi ancêtre que lui, une vieille. Il ajusta de nouveau les deux pans de sa veste, la boutonna pour ne plus qu’elle bougeât, remonta son pantalon et repositionna bien droit sa musette de bonnes réponses. Pierre avança vers la dame en remontant cette fois-ci la commissure de ses lèvres pour sourire. Il était nerveux, impatient de délivrer sa première réponse. Il fixait les cheveux blancs bouclés qui devenaient presque bleus dans les rayons du soleil. Il avançait et voyait le châle et le bas de la robe s’amusaient au vent. Soudain, le bus ouvrit ses portes et la dame monta et disparut dans un bruit de tôle et dans des fumées âcres et sombres du diesel. La déception de Pierre fut intense, son sourire tomba, son pantalon se relâcha et un petit pet tonna fort. Pierre, gêné, tourna la tête de tous les côtés et vit que, pour une fois, au grand dieu, on l’entendit. Les passants le regardaient, riaient, prenaient des airs offusqués et supérieurs, leurs mains brassant l’air en éventail. Pierre ne répondit pas, il ne voulut pas ajouter la méchanceté à sa honte. Il attendit que la foule et le vent mauvais se dispersent et réfléchit à l’avenir de sa quête: comment pouvait-il donner des bonnes réponses à des individus aussi retors que les quidams qu’il croisait dans la rue? C’était ses bonnes réponses, il voulait les donner, mais à des personnes qui les respecteraient. Elles étaient vieilles, fragiles, il avait pris soin d’elles pendant des années, certaines s’étaient bonifiées avec le temps comme les bons vins, d’autres rares ou vintages. Il sondait sa conscience en cherchant appui sur un mur ensoleillé, la chaleur, c'est bon pour les vieux os.
Il changea sa musette d’épaule comme on change un fusil et tira une conclusion de cette mésaventure, il devait continuer et croire aux miracles, et l'église du Saint-Esprit n’était pas très loin. Les pas du vieillard restaient fermes et dynamiques comme une tortue neurasthénique. En moins de six minutes, il grignota les quatre cent cinquante mètres pour atteindre la bâtisse de foi. Pierre monta les deux marches qui menaient au portail, se présenta sous le tympan sans entendre les voix impénétrables du seigneur, poussa la porte entrebâillée et pénétra dans la nef. La déception glaça le sang du pauvre vieillard, aucune âme n'était présente, personne à qui donner une seule bonne réponse. Il n’en demandait pas plus, il voulait au moins une personne, un touriste, un prieur, un pilleur. Il s’enfonça toutefois vers le chœur et s’immobilisa devant une chapelle, derrière la quatrième arcade. Il se reposa sur un banc en tout point inconfortable et attendit une illumination devant la statue de Saint-Louis-de-Gonzague. Il ne savait pas qu’il s’agissait de Saint-Louis-de-Gonzague, c’est dommage, car Sant-Loins-de-Gouzigue est un mot trop long pour être répété. L’auteur écrit une troisième fois Gong-Zoins-la-Tuisane, il s’empresse, il bâcle, ses doigts s’emmêlent et mélangent les lettres du jésuite mort de la peste, à Rome, le 21 juin 1591, et ça, Pierre le savait.
Il respira l’odeur de la pierre et les relents d’encens du dernier office et il se mit à prier le Tout-Puissant, machinalement, comme s’il était un habitué du lieu. Fichtre non! aurait-il brandi d’un ton sec si on lui avait demandé, tant il était athée, mais on ne lui avait rien demandé.
— Notre Père, qui êtes aux cieux, écoutait un pauvre vieux qui veut se débarrasser de tout un tas de bonnes réponses, faîtes que l’on me pose des questions. Et puis, j'aimerais avoir une fiancée pour pouvoir l'embrasser, dit-il en surjouant la dévotion.
— Regarde Questions pour un champion, mon fils! dit-il aussi, en s’employant à prendre une voix grave et caverneuse que l’on attribue généralement à Dieu.
Pierre trompa son prochain en posant le vœu et en interprétant la réponse divine qu’il a piochée dans sa musette grise, son petit sac à bandoulière qu’il porte comme une croix sur son épaule. Il a triché sans aucun scrupule. C'est moche, mais il trouva l’imitation convaincante.
Pierre déguerpit après sa facétie. Il fuit l’église à son rythme d’ancien, honteux que son stratagème ait fonctionné aussi facilement, grisé comme un garnement qui vient de faire une grosse bêtise. Il fanfaronnait silencieusement de s’être enfin débarrassé d’une réponse. Sa démarche gourde, percluse de douleur, laissa le temps à ses sentiments de rire de sa blague et de regretter son geste. Il avait laissé une réponse près du brûloir de cierges et n’importe qui pouvait la ramasser, et ce n’était pas une réponse appropriée aux malheureux et malheureuses cherchant le repentir ou le prodige.
Pierre devait continuer sa mission, la dispersion de sa collection de bonnes réponses. Il déambula dans les rues de sa ville, entre ange et démon, et reprit petit à petit le sain esprit qui le caractérise habituellement. Le destin le mena à proximité d’une école. C’était apparemment l’heure de la sortie, beaucoup de monde était agglutiné devant les portes aux lourds battants bleus. Pierre se crut aussitôt au bon endroit, malgré les regards méfiants. Il examina son apparence, remit une pointe de sa chemise rebelle à l’intérieur de son pantalon qu’il remonta par trois fois, vérifia sa braguette, sa chevelure, il sentait que le vent s’était amusé dedans. Il l'aplatit, appuyant dessus comme sur un buzzer, comme s’il était pressé de répondre à une question de rapidité. Soudain, un grondement s'engouffra entre les portes qui venaient de s’ouvrir, les enfants couraient, sautaient, ils étaient libres. Contrairement aux adultes qu’il a croisés toute la journée, trop renfrognés pour conclure sa petite affaire de bienfaisance, les enfants sont des vraies piles éclectiques, plus curieux d'un côté, moins timorés de l'autre. Ils bombardèrent Pierre, “t’es le grand-père de qui?”, “Qu’est-ce qu'il y a dans ton sac”, “Pourquoi tes cheveux ils bougent?”, “Tu es vieux, tu as quel âge?” et même “Est-ce que tu as connu les dinosaures?” parmi tant d’autres interrogations orales. Pierre restait bouche bée, incapable de prononcer le moindre mot. Il était tétanisé par la profusion des demandes et les enfants continuaient à le harceler, répétant, répétant et répétant encore leurs questions. Il reprit sa tête et plongea sa main dans sa musette, il savait qu’il allait faire des malheureux, des frustrés et des mécontents, mais il pouvait en une minute se dépouiller de la totalité des bonnes réponses qu’il avait emportées avec lui, moins une, celle qu’il avait laissée aux bons offices de Dieu et de ses seins, car, comme toutes et tous, il en avait deux. Une main virile l’en empêcha. Les parents surveillaient Pierre depuis son arrivée, son attitude, ses faits et ses gestes. Ils crurent au loup et prièrent Pierre de ne pas rester devant la sortie de l’école avec un accompagnement de bras insistant.
— Qu’ai-je fait, jeune homme, pour mériter cela?
— Allez, ça suffit, vous n'avez rien à faire ici.
Pierre obtempéra devant la force et le nombre en jetant à la foule éberluée la réponse que sa main avait attrapée dans son sac “Bleu!", "Bleu!", "Bleu!”. Il relançait l’adjectif de couleur qui lui revenait à chaque fois comme un boomerang. Personne ne s'en saisissait puisqu'aucune question n’avait été posée. Ce n’était ni l’heure ni l’endroit pour se préoccuper des besoins d’un vieux. Pourtant, c'était un beau bleu. Pur, il ressemble à la mer, dilué, c’est un ciel. L’outremer est un bleu qui a voyagé, qui a plein de choses à raconter, avec qui on peut passer une bonne soirée. Pierre n’était pas fâché de le conserver, il aimait bien son bleu, il en était fier. D’ailleurs, il n’aurait pas dû l’emmener avec lui. Le souci avec les objets de collection, c’est qu’on s’y attache.
Pierre disparut dans la première ruelle pour échapper aux brouhahas que provoquait sa présence. Elle était pavée et réservée à la circulation des mammifères bipèdes de genre humanoïde. Apparemment, des quadrupèdes s’y promenaient aussi, Pierre entendit un “Splourtch” lorsqu’il posa son pied gauche sur une partie molle et odorante de la chaussée. Il venait de marcher dans une merde, une grosse merde de gros chien. La ruelle était sombre, peu achalandée. Pierre avait la voie libre pour enlever les matières fécales. Il frotta sa godasse dans tous les sens, contre les murs, une bordure, les saillies du pavé et un pneu de bicyclette. Il examinait sa chaussure de temps en temps et continua son chemin lorsqu’il se crut assez décrotté. Il laissa derrière lui des traces de caleçon sale sur un tas de pierres et une odeur tenace sous sa semelle.
La ruelle, en pente, était longue, étroite. Les magasins étaient rares et semblaient confidentiels, une boutique de figurines de mangas, un tatoueur, une créatrice de bijoux en papiers recyclés et un philatéliste et numismate. Pierre se pencha sur sa vitrine, compara les étiquettes de prix aux objets s'y rapportant. Il ne comprenait rien aux différences de valeurs, du simple au sextuple pour des pièces de monnaie, qui, à première vue, semblaient en tous points identiques. Une idée lui traversa la tête, une pensée monétaire, vénale, combien pourrait valoir sa réponse bleue? Pourquoi cette réponse-là et pas une autre? On ne le saura pas et Pierre ne le savait pas non plus, mais il aimait sa réponse.
Il entra, la porte grinça et la petite cloche en cuivre tinta. Il salua le commerçant qui lui retourna la politesse. Pierre sortit de sa musette son joli bleu et le posa sur le comptoir sans rien dire, ému par l’éclat de la couleur.
— Oh, c’est une belle réponse que vous avez là.
L’homme procéda aussitôt qu’il eut fini de parler aux rituels de son métier. Il chopa une loupe rectangulaire, poignée en bois de merisier et cadre doré, et inspecta l’objet de Pierre. Il tourna et retourna la bonne réponse de tous les côtés, il admira ses reflets à la lumière d’une lampe type 75 de Anglepoise dont Pierre admirait l’articulation, les ressorts et la laque ivoire. Les deux hommes se perdirent dans leur admiration réciproque.
— Vous m’en donneriez combien? demanda Pierre d’un ton abrupt.
— Oh! Désolé, c’est un très bel objet de réponse, mais je ne fais pas de sagaciphilie.
— Je comprends, vous ne pouvez pas tout faire, mais vous pourriez ajouter une nouvelle branche à votre activité. suggéra Pierre.
Le commerçant suggéra en retour à Pierre de se rendre le week-end prochain au salon annuel des brocanteurs et des collectionneurs au parc des expositions.
— Mais, entre nous, vous l’estimeriez à combien? Pierre insistait.
— Je ne suis pas expert en bonne réponse, mais j’ai remarqué deux ou trois défauts. Sous la lumière, cela dépend de la façon dont vous la tournez, mais votre réponse est un peu évasive. Là, regardez, le bleu n’est pas uniforme, il y a des nuances de vert ou de violet.
— C’est le caractère de la réponse qui fait sa valeur. Pierre essayait de défendre sa réponse, d’argumenter.
— C’est sûr, mais de là à savoir si c’est une réponse de qualité, il faudrait un questiomètre pour évaluer le temps de réponse.
Et puis, l’homme pointa avec un stylet en plastique pour ne pas abîmer ou rayer le précieux bien de Pierre et non le bain de pied. Les lecteurs déficients visuels ou les auditeurs à l'ouïe affaiblie par les ans ou les maladies pourraient confondre et ça ne voudrait rien dire. Le commerçant continua d’exposer son examen.
— Voyez ce côté-là de la réponse, le bord n’est pas net, elle n’est pas assez affirmative. Sans être expert, votre réponse est un peu floue.
— Mais vous l’estimeriez à combien? Pierre retint sa respiration, il aimerait que sa réponse ait de la valeur.
— C’est un bleu outremer, je crois? Je sais qu’il y a des amateurs de réponses exotiques qui seraient peut-être prêts à mettre un billet sur ce genre d'objet. Vous l’avez depuis longtemps?
— Cela fait quarante-huit ans que je la possède, je la tiens de mon père, c’est un bien de famille. ajouta Pierre un peu ému.
— Vous devriez vraiment la faire expertiser. Allez au salon que je vous ai indiqué, vous trouverez certainement quelqu’un qui pourra vous renseigner.
— J’irai, j’irai. Merci beaucoup pour le temps que vous m’avez accordé.
— Mais c’est tout à fait normal et ça fait toujours plaisir de voir une bonne réponse de qualité.
Les hommes se dirent au revoir, en se souhaitant une bonne journée, en se disant à bientôt, même si l’un et l’autre ne pensèrent pas qu’ils se reverraient.
Pierre quitta la boutique avec des sentiments contraires, mais il avait l’intention de n’en garder qu’un seul. Il n’avait nullement l’objectif de devenir un antipathophile.
Pierre, épuisé, décida de rentrer chez lui en bus, avec l’espoir de détenir une réponse qui lui ouvrirait des portes sur de nouvelles perspectives.
À suivre...
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