Jacky MARIE
53 ans après avoir appris à écrire "maman".
Mis à jour le 11/04/2025
J’affirme que l’autoroute vers l’enfer à fond, un dimanche matin, à onze heures, c’est de la folie. Ma mère est dingue. Sidonie est de mon avis, elle se retourne et se cache sous l’oreiller, elle cherche le calme dans cette maison qui devient de plus en plus insupportable. Mireille est déjà là, ses jumelles courent dans l’escalier et hurlent, avec leur petite voix aiguë, des comptines agaçantes.
Elle est malade la daronne, les lacs de Connemara, maintenant. Je n’en peux plus. J’ai compris le message, je dois me lever. Je bouscule tendrement ma meuf avec son prénom de vieille. Moi, ce n’est pas mieux, Bertrand, pour un mec de vingt ans, franchement.
— On doit descendre, repas de famille. lui dis-je.
Sidonie marmonne son mécontentement en plaignant son mal de crâne, on a abusé cette nuit, mais elle a de la chance, elle a échappé à l’aspirateur de neuf heures du matin, ma mère n’a pas osé, elle a vu des chaussures de femme au pied de l’escalier. Elle a deviné que ce n’était pas les miennes. Elle a dû passer le balai pour le traditionnel ménage du dimanche.
— Elle est un peu sauvage, ta copine?
— Tu dis ça parce qu’elle est noire?
J’adore mettre ma mère mal à l’aise. C’est ma petite vengeance pour avoir foutu Sardou à pleins poumons dans le salon. Elle est toute gênée et s’embrouille dans des explications qui l'enfoncent plus qu’elles ne la sauvent. Ça me fait rire. C’est vrai qu’elle est un peu sauvage, Sidonie, elle s’est enfuie sans dire ni “bonjour” ni “au revoir”.
— Ce n’est pas la fille du boulanger? demande ma sœur en entrant dans la cuisine.
Je ne réponds pas, ma mère s’en charge. Elle dit que oui en ajoutant des patati et des patata, que je l’accuse, que j’abuse et tous les couplets habituels. Mireille ne l’écoute pas, elle me félicite sur ma petite amie, sa beauté, sa finesse, son abondante chevelure. J’adore les frisottis. Les touffes afros, c’est mon truc.
Ma mère me demande d’aller chercher du bois dans la remise, sans mettre les charentaises de mon père pour “ne pas les salir”, précise-t-elle sans lever les yeux de sa fameuse sauce aux herbes pour accompagner le gigot. Elle touille, ma mère, elle touille. Elle n’est pas en avance sur ses préparatifs. Elle veut que tout soit parfait, Dédé vient manger. C’est l'aîné. Cela fait deux ans qu’il ne s'est pas déplacé pour le déjeuner dominical et, à la grande joie de ma mère, il va nous présenter quelqu’un, il l’a annoncé, sans que l’on en sache plus.
La cheminée crépite un max, mon père a troqué sa combinaison verte de producteur laitier pour un pantalon velours marron et une chemise verte de chasseur. Il réchauffe ses grosses paluches de forçat en attendant l’apéro. Le dimanche, il a le droit à son petit pastis, le cholestérol est dans ses artères, il doit faire gaffe, le paternel. Je promène mon verre de paracétamol pétillant en regardant Murielle disposer les toasts et les biscuits salés sur la table basse du salon.
Je regarde par la fenêtre la voiture qui fait crisser les graviers en s’arrêtant. Jordan, l’ami de ma jumelle, Colline, est un peu foufou. Eh oui, dans les familles, quand on voit “deux jumeaux”, on en voit deux autres. Jordan m’a volé ma sœur, mais je l’aime bien, c’est un pote de lycée. Ça faisait drôle au début, surtout que, dans certaines soirées un peu arrosées, je l’ai galoché deux ou trois fois. Je parle de moi, mais ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est la surprise de Dédé et il se fait déjà attendre.
Tout le monde s’est bisouillé, la télé diffuse des publicités en silence, à peu près les mêmes qu’il y a trente minutes, et mon père, qui est plutôt un taiseux, s’impatiente.
— On va prendre l’apéro, ça va les faire venir. Dit-il avec sa grande sagesse de patriarche.
Je ne dis rien et je ne me moque pas de ses paroles fulgurantes de clairvoyance. Je le plains. Il n’a pas l’occasion de se délier la langue et l’esprit, de cinq heures du matin à vingt heures dans les champs et l’étable, le pauvre, surtout qu’aucun de ses enfants ne veut prendre la relève pour cinquante euros de salaire à la fin du mois. Bref, je reviens à l'essentiel, je sers les whiskys coca pour les jeunes, les jus d’orange pour les gamines, et le 51 pour papa. Je ne fais pas grand-chose, mais j’ai une certaine dextérité dans le maniement du goulot.
La tête du président Macron apparaît une deuxième fois sur l’écran du salon, je sers une seconde tournée de whisky coc’ et Dédé n’est toujours pas là. Lui, et sa surprise n'auront plus de toast aux rillettes, “à la rillettes”, comme dit ma mère. On jette chacun son tour un œil sur la route de Mortagne. Quand on vient de Paris, on passe par Mortagne-au-Perche, c’est la route.
— Mets le son, c’est la conf’. Mon père s’enthousiasme soudain pour les actualités.
Nous, on se dérobe pour fumer une clope dehors, on le laisse avec sa Confédération Paysanne, la politique en famille, il faut éviter. Ma mère quitte également le salon vers la cuisine pour retirer le gigot du four, elle venait de le mettre il y a dix minutes. La cuisson de l’agneau sans horaires fixes, c’est un outrage à l’art culinaire.
Que fait Dédé?
Colline craque la première, et, de ses longs doigts de pianiste sur son mobile, s’enquiert de la position routière de notre frère. Murielle file prévenir maman que Dédé sera là, suivant le GPS, dans douze minutes. Elle peut mettre les bouchées à la reine au four, il n’y aura pas d’apéritif pour les Parisiens, si la surprise est également parisienne. Dommage, j'aurais bien pris un autre whisky-coca.
Jordan me fixe avec une insistance amoureuse, je comprends vite ses intentions. Nous repartons discrètement au salon où papa se détend en regardant un dessin animé avec ses petites filles. On se ressert en loucedé un verre bien tassé, histoire de s’enjailler un peu.
Ma mère évite le traditionnel “enfin” à l’arrivée de Dédé, mais elle ne peut pas s’empêcher de s’étonner à voix haute qu’il soit le seul à descendre de voiture.
On passe à table sans trop d'explications, ou je n’ai pas entendu, ou je m’en fiche. Je propose à mon frangin fraîchement arrivé s’il désire un apéro, on ne sait jamais, sur un quiproquo, je pourrais en avoir un quatrième. Il refuse avec une politesse de Monsieur un peu étrange, snob, pour une réponse d’aîné à benjamin. Je vais chercher le vin blanc pour l’entrée.
L’assiette vide à côté de Dédé provoque un léger malaise autour de la table. Personne ne se hasarde à lui poser de question sur la surprise et son absence. Les fourchettes et les couteaux résonnent sur la porcelaine dans un silence gêné. Ma mère observe son grand fils du coin de l’œil triturer ses couverts, c’est le seul à ne pas avoir commencé. Je parie qu’il est végétarien et qu’il n’a pas osé le dire. Dans une famille d’éleveurs, ça la fout mal.
Jordan, pour rompre la glace ou se faire bien voir, complimente sa belle-mère sur ses bouchées à la reine. Il fait le gourmet en remarquant la présence de girolles parmi les champignons de Paris et le ris de veau. Les enfants déclarent unanimement qu’elles n’aiment pas manger “les reines”, elles n’aiment rien de toute façon. Murielle demande si elle peut leur faire une tartine “à la rillette” sans lever son popotin, notre mère se sent obligée d’y aller.
Sidonie ressurgit dans la conversation avec des commentaires sur sa jeunesse et sa beauté, sa couleur de peau, sa coiffure. Toute la table me bombarde de questions, depuis combien de temps je suis avec? Est-ce que c’est sérieux? Qu’est-ce qu’elle fait dans la vie? Je plisse les yeux et je reste énigmatique, je suis sûr que l’interrogatoire va revenir au dessert, ma mère a commandé le gâteau chez son père. Le mien, lui, ne dit rien. C’est tendu entre lui et mon frère, problème de succession, de respect animal, d’écologie et tous les trucs comme ça.
On finit gentiment l’entrée en écoutant Colline nous narrer ses derniers concerts. Un accompagnement pour une chorale amateur qui a tenté périlleusement les requiems de Fauré et de Duruflé, ce sont ses mots. Elle décrit ensuite ses concertos pour piano de Beethoven. Dédé, Monsieur André, il a le même prénom que mon père, semble enfin être concerné par les personnes autour de la table. Disons qu’il nous culpabilise d’être le seul à avoir assisté à la représentation, qu’il a trouvée intéressante. Wouah, quel point de vue !
Ma mère se lève pour retirer les assiettes de l’entrée et les fumeurs pour en griller une, je les accompagne. Dédé aide maman, évidemment, il ne clope pas, question santé, environnement et tout un tas de raisons que je ne veux même pas écouter. Je sors avec mon verre de Bourgogne Aligoté, j’ai vidé la bouteille, il ne faut pas gâcher.
Je demande à Murielle, avec une curiosité avide, pourquoi Dédé est venu seul. Elle tourne et retourne la tête vers la maison, elle s’assure que notre frère n'entende pas avant de me répondre que la surprise arrivera pour le dessert. Elle ajoute que, si papa continue à bouder, elle prend ses gosses et elle rentre au Mans. Je sais qu’elle ne le fera pas, elle est bien contente de grappiller quelques repas et de repartir avec des conserves et des Tupperwares pleins. Depuis que son mec s’est barré, ce n'est pas facile.
Dès que ma mère crie “à table”, mes deux sœurs et Jordan rappliquent à l’intérieur. Je vais les suivre, mais je prends une dernière cigarette avant d'affronter la fin du déjeuner.
L’odeur des flageolets est intense. Avec le gigot, c’est flageolet, je devais m’en douter. Il y a aussi un saladier de frites pour les petites, elles n'aiment pas les “Zaricots”.
C’est au tour de Murielle de s’épancher sur sa vie, la réussite scolaire de ses filles en grande section de maternelle. J’ai bien fait de tarder à revenir m'asseoir.
Ma mère arrive avec le gigot fumant et demande à André fils s’il veut bien le découper, vu qu’à quatorze ans, il est parti au lycée hôtelier, en internat, plus dans le but de fuir la maison que par véritable vocation. D’ailleurs, il ne travaille plus dans la restauration aujourd’hui. Je ne sais pas ce qu’il fait.
— Avec plaisir, ma petite maman. Je le coupe à l’anglaise ou à la française?
— En tranches! dis-je un peu agacé par leurs salamalecs et encouragé par les vapeurs de l’apéro et du vin blanc.
— Oui! C’est bon, en tranches. Mon père insiste.
Je sens le moment où le gigot va devenir un cuissot volant, mais ma mère s’empresse de digresser sur la réussite de la cuisson pour adoucir la conversation, en espérant qu’il ne soit pas trop cuit, ou pas assez, et il faut trente minutes par kilogramme, et je n’entends pas le reste. Jordan se lance dans le commentaire sportif des championnats de France de football, première et deuxième ligue, il est calé, le gugusse de Colline, et les filles appellent Murielle parce qu’elles n’aiment pas la grosse viande. J’envoie un texto à Sidonie avec des cœurs.
Soudain, ma mère se lève d’un coup et se précipite à la cuisine en répétant “Ma sauce, ma sauce”.
— Tu dis ça parce qu’elle est noire? Je taquine ma mère, je présume que sa sauce verte a cramé au fond de la casserole.
— Non, non, ça va. me répond-elle pour me rassurer. Je m'en fiche de sa sauce verte.
Les assiettes se remplissent et se vident, comme les verres, on a le droit à un beaujolais. La conversation tourne laborieusement autour de la maladie de tata Jacotte et l’accident de vélo de notre cousin Cédric. Pour mettre un peu d’ambiance, je balance quelques propos politiques, sans conviction, juste pour pimenter le repas, mais personne ne relève.
J’envoie un autre texto à Sidonie, je lui demande si elle veut venir me rejoindre pour le dessert, elle verra la surprise de Dédé.
Attention, le Parisien s’adresse à mon père, ça va bavarder mamelles. Ils échangent froidement quelques statistiques sur la qualité du lait produit, le nombre d’hectolitres, le prix d’achat par la coopérative. Ils se parlent, c’est déjà bien.
Je fatigue. Je n’ai pas trop dormi. Je bâille en essayant d’être discret, mais je me fais griller par Colline qui relance la conversation sur la fille du boulanger. Elle n’a même pas attendu le dessert ni le fromage. Soudain, Dédé se lève, avec un stress peu commun chez lui. Il est plutôt poker face habituellement, impassible comme un vieux cowboy solitaire.
— “Excusez-moi!” dit-il en essuyant sa bouche et ses mains avec sa serviette.
Il tire sur son pull pour le remettre en place et se précipite à l’extérieur. Il a entendu une voiture arriver avant tout le monde.
Personne n’ose l'accompagner. Chacun se jette dans un coin des fenêtres, discrétion oblige. Je sors mon portable et je filme la scène pour montrer à Sidonie. Avec les reflets du soleil dans le pare-brise, on ne voit rien. Dédé approche de la bagnole, ouvre la portière et recule un peu. Quelqu’un descend.
Oh, la vache! Il a fait fort le frangin, pour une surprise, c’est sûr, c’est une surprise.