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Le caméléon de Rupert Poudingue

Écrite avec simplicité et légèreté, cette histoire suit le destin de Rupert, un personnage mal dans sa peau mais attachant par ses maladresses. Presque par hasard, il adopte un caméléon qui devient peu à peu le reflet de ses propres dilemmes et choix. Ce petit compagnon chamboule sa vie et l'entraîne dans un parcours inattendu, rempli de scènes amusantes et d'observations piquantes.

Les thèmes de l'identité, de l'adaptation et de la quête de soi sont abordés avec humour et une touche d'absurde. C'est une plongée divertissante dans les compromis que chacun fait pour s'adapter au monde, tout en révélant la complexité des relations humaines. Le caméléon, en apparence ordinaire, devient le miroir des questionnements intérieurs de Rupert, le poussant à réfléchir sur le conformisme et l'authenticité. Avec un regard attentif, chaque détail du quotidien, même le plus banal, prend un sens particulier.

La fin vous révélera la véritable identité de Rupert.

Découvrez les premières pages.

Les aiguilles pénètrent les corps, la couche superficielle des femmes, des hommes, des beaux, des gros, des moches, des jeunes, des vieux, des cocos et des fachos. L’épiderme boit. Le tatouage est à la mode. Il y a des phrases, des mots, des signes et des formes, des chiffres, des images. Toute l’iconographie des peuples macule les peaux blanches, noires, jaunes, les dos, les bras, les jambes, les ventres, chaque parcelle de notre enveloppe. Chaque corps est sacralisé, vénéré, dans la grande révolution de l’autosatisfaction. Chacun envisage l’apparence comme une confession, on dit, on exprime, on performe, on embellit, on décore. Notre tissu cutané est le messager de l’amour et de la haine, des croyances et des revendications. 

Je ne connaissais pas ce désir d'exposer mes pensées à la vue de tous, d’afficher mon pathos au monde, mais, sur cette plage, à Villers-sur-mer, sous le soleil d’août, l'influence des corps sublimés de courbes et de couleurs me fait changer d’avis. Je dois me faire tatouer. Je veux exprimer la personne que je suis, devenir moi, m’accepter. J’ai trente-sept ans, il est temps.

Cette passion soudaine sera peut-être oubliée, comme les autres, dès ce soir, demain ou dans un mois, il n’est jamais trop tôt pour abandonner. Là, sur ma serviette, avec une seule pièce de tissu pour cacher mon sexe, je n’ai rien d’autre à faire que d’envisager l'exécution de mon nouveau projet. Je regarde les parties de mon corps qui pourraient accueillir mon premier tatouage, mes formes, mes imperfections, les taches à masquer, les cicatrices à dissimuler, les grains de sable collés sur la crème solaire, les ongles de mes pieds. Le constat n’est pas folichon, malgré les régimes à répétition, le sport, quand il me prend d’en faire, l’attraction se joue de moi. Mes chairs sont molles, mes cuisses pendent. Je me redresse et j’en prends une entre mes mains, c’est un bon indicateur de sveltitude. Je ne sais pas si on dit sveltitude, je m’en moque, j’ai envie de le dire. Je serre ma cuisse droite, mes pouces se touchent et j’essaie de faire rejoindre mes doigts de l’autre côté. Il y a deux ans, mes auriculaires se chevauchaient, aujourd'hui, je force pour que mes majeurs se trouvent. Je pratique le test sur la cuisse gauche, le résultat est identique. J’en ai marre. 

Je me compare aux autres, j’observe avec la discrétion nécessaire. Je me rassure en me focalisant sur les boudins, ils sont majoritaires. Ça va, il y a pire. Je ne devrais pas parler comme les grossophobes, mais on n’est pas à Deauville, l’épaisseur du bourrelet trahit la maigreur du porte-monnaie. Je ne sais pas si j’ai déjà entendu ce truc, mais elle est nulle cette phrase. Je devrais me taire, ne pas répéter des conneries, penser mieux, penser par moi-même, car, on est tous pareils sur cette plage, on aime manger avec excès, jusqu’à la douleur. C'est comme ça que nous nous approchons de l'idée de l'opulence. On convertit nos appétits en espoir d’abondance, en rêve d’un avenir meilleur. Nous sommes des estivants sur une plage de Normandie et on essaie de ne pas se regarder.

Moi, je les regarde, les bras pliés, les coudes plantés dans le sable. Mes épaules sont plus hautes que mon cul, j’ai des petits bourrelets qui se forment sur mon ventre plissé. Si on ne pense pas couverture de magazine, leurs corps sont des chefs-d’œuvre. Leur peau dévoile mille décors d’encres colorées, ça me fascine. Plus je regarde leur démarche usée, leur mine triste, plus je me rends compte que leurs tatouages sont une échappatoire, une raison d’être hors du commun, d’être au-dessus des choses qui les étouffent, des super-méga-top-héros.

 

Mes gamines ont l’insouciance de s’amuser, elles courent, elles crient, elles m’énervent. La plage, les jeux de plein air, des obligations de vacances, il faut jouer, s’investir, donner du temps aux enfants, s’impliquer dans leur éducation.

J'attrape la pelle, le seau, le râteau, je m’y colle. Je partage les activités familiales avec le plastique, je gâche mon ennui. J'affiche un sourire gêné comme une pousse de selles, je me force. Mon corps est là, mes gestes sont là, ma tête n’y est pas. J’ai subi une condamnation à perpétuité, sans tribunal, sans juge, juste des faits. Je vis avec mes pensées, mes histoires, mes appétits de vengeance, mes mépris, mes stigmates, les cicatrices. Aucun moyen de m’en débarrasser. Je simule, tout le temps. Je souris, mais je pleure dans ma bouche, je ris, mais je hurle dans mes dents. Mon apparence n’est pas ce que je suis.

Voilà, je joue avec les gosses. Je ne me concentre pas toujours sur l’activité, mes traumas ne me lâchent pas, je ne sais plus si elles sont miennes ou si je les ai rêvées. J'aimerais changer de souvenir, me libérer, vider la grande poubelle de moi, faire disparaître les moisissures, laver la boue. J’enterre mes fragments d’infortune sous les immondes pâtés de sable, les édifices chancelants, les châteaux moulés, les tertres décorés de débris déposés par les marées. Je gratte mes humeurs sombres et le stress qui me démange, j'arrache les plaques de squame de mon cuir chevelu, je les enfouis sous le sable, discrètement. Je crois que je saigne.

Les gamines s'amusent, s’imaginent reines ou rois, dieux ou déesses, s’inventent des mondes fantastiques, des empires surréels, des paradis. Je me tais, sinon je gâcherais tout. J'évoquerais les peurs de mon enfance, les choix que je regrette, les pardons jamais prononcés, je leur parlerais de mes maux, de mon histoire, de mes histoires. Je ne vais pas les condamner à cela, je ne vais pas briser leur innocence. Pourtant, elles devraient savoir. 

Je creuse le sable sec en l’évacuant avec le creux de mes mains, il s’échappe de toute part. Je creuse le sable maintenant humide, les coquillages me mordent et me griffent, les grains s'enfoncent sous mes ongles. 

— Il y a principalement des roches et des quartz.

Ma femme théorise la plage, elle instruit, et moi, je creuse. J’ai une certaine jouissance qu’aucune des deux petites constructrices de châteaux ne s'intéresse à ce qu’elle dit. Je propose vite à nos filles de percer un tunnel sous un pâté de sable de forme indéterminée pour que nos mains se rejoignent sous la surface. Je veux l’exclusivité de leur attention. La lutte d’influence est pipée, je le sais, J’ai perdu d’avance, Anaïs ne va pas me laisser remporter la bataille de la complicité, elle va leur proposer du sensationnel.

— Dans le sable, il y a aussi des morceaux de coquillages, des os de baleines et peut-être des os de dinosaures.

— C'est vrai, Maman?

Évidemment, je ne réponds pas.

Mon projet architectural s'effondre, l’excavation s’arrête, les petites curieuses se dirigent vers ma femme, elles désirent en savoir davantage, les dinosaures sont fascinants et les baleines énormes, plus importantes que mes travaux dérisoires. Tant pis. Je renonce. Je me relève, je m'étire, et, moi aussi, j’ai des os, des lombaires douloureuses.

Je refuse de me remettre à quatre pattes pour le reste de l’après-midi. Je me retire et la Manche revient doucement lécher le rivage. Elle monte, sans heurts, écume après écume, vaguelette après vaguelette, jouant avec les coquilles vides, les herbes et les algues sèches, les papiers, les mégots, les petits déchets et mes pieds. Il est temps de se mouiller, de se rafraîchir, de s’éloigner, je ne veux pas surveiller les gosses pour la baignade. Elles aiment mieux les leçons de choses d’Anaïs que mes travaux, je les laisse avec un cours magistral sur le pourcentage de sel dans l’eau de mer ou toute autre imbécillité mathématique. Je m’enfonce, le courant me porte. Je dérive et des inconnus m'entourent de rires et de jeux.

 

Il y a de la joie dans ces pratiques de bains, de l’humilité dans l’immersion. L’immensité marine accueille tout le monde sans aucune distinction. Il y a seulement la tolérance au froid, au contraste de température, qui contraint les envies de nage. 

J’enfile l'opportunité de la solitude comme une bouée, je suis sauvé, il n’y a plus de sollicitation et je m’introduis dans le liquide opaque et salé. Je me baigne dans une mer réchauffée par un sable longtemps battu par les rayons du soleil et le cul des gens. Je reste près du bord, je dois sentir les grains instables du sol sous la plante de mes pieds. Je marche plus que je nage. Je pense au crabe sournois, une menace. Je crains la morsure de ses pinces quelque part là-dessous et tous les poissons, les gros, les petits, les moches, ceux avec des dents, ceux avec des aiguillons, ceux qui rasent les jambes sans que je les sente ou que je les voie. 

Les vagues me bousculent, je frôle un inconnu avec des cheveux roux, on se regarde, on s’écarte et on ne dit rien. Nous ne sommes pas dans un lieu de rencontre, qu’on me laisse tranquille, je n’ai pas échappé aux gamines et à ma femme pour discutailler avec un con. Une vieille fait des brasses avec un bonnet de bain, elle me sourit, elle est ridicule avec son bonnet de bain vert qui protège sa mise en plis, on dirait de la mousse, elle est moisie la pauvre, je détourne la tête, un crâne chauve me reluquait  les fesses, les eaux irrégulières ne m'arrivaient plus qu’à mi-cuisse. Je plonge, je balance les bras pour imiter le crawl, cinq ou six fois, c’est suffisant pour le distancer.

 

Quelques algues flottent. La fantaisie de leur danse m'intrigue, m’hypnotise. Je me baisse pour ne laisser que ma tête au soleil. Je m’efface du temps qui passe, de la réalité, des autres. Je vis avec toutes ses ombres végétales qui se tortillent, je leur invente des formes de bestioles, d’animaux fantastiques. J’élabore des correspondances, des créatures, des phénomènes, des histoires. Je cherche dans les algues le sujet de mon premier tatouage, une sirène, une murène, un foulard, un dragon, un nuage, une bouteille en plastique vient vers moi, le bouchon est orange. Un truc écolo, ce serait pas mal, j’ambitionne soudain une révolution esthétique, de la beauté et de l’intelligence. Je veux montrer au monde ma supériorité en quelques traits, un dessin unique et prodigieux. Je commence à avoir froid, le froid des enfants qui claque des dents, le froid de mes os qui tremblaient de peur, ce froid me faisait une mort. Les souvenirs se mêlent au ballet des idées, aux filaments, aux rubans, le sang coule, des coups, mon père qui s’écroule, mes larmes. J’essaie de créer avec le deuil de toutes mes innocences. Et puis, dans les éclaboussures de ma vie et l’eau de mer, des corps émergent autour de moi avec un lion à la crinière de fleurs, un ange aux ailes de feu, un serpent aux innombrables circonvolutions, un entrelacs excentrique aux contours parfaits, des papillons, les couleurs. Ces jeunes sont beaux, leurs tatouages sont beaux et ridiculisent mes idées. Je gomme tout, je repeins mes machins d’artiste en herbe avec une couche de morosité dense et grasse, elles plombent mon humeur. Je ne suis qu’un être anonyme et défectueux, avec ses douleurs, ses pensées négatives, ses blessures. Je repasse mon passé, c’est tout ce que j’arrive à faire. De la nullité, de la bêtise, voilà ce que je suis. Je ne vais quand même pas faire écrire carpe diem ou ma date de naissance en chiffres romains ou mon prénom en cunéiforme. Je doute de moi, je redoute de ne pas savoir me sublimer pour trouver le sujet parfait. Je coule ma tête de malade dans les eaux sableuses des côtes du Calvados. Je retiens ma respiration le plus longtemps possible. Je m’asphyxie comme un migrant noyé au large de Calais. Il y a même des enfants et des bébés aussi bruns que les plantes aquatiques qui ondoient sur moi. Est-ce que leurs corps peuvent dériver jusqu’ici? Ce n’est pas si loin Calais à vol de raie. J’essaie d’en rire, mais il y a peut-être du jus d’humain en décomposition dans cette flotte, de l'espérance en putréfaction. Pourquoi je pense à cela? Je sors. 

 

La bise se réveille au déclin du soleil. Nous quittons la plage dans de jolies bourrasques de poussière. Anaïs rassemble nos affaires, nos serviettes, nos crèmes, je me charge des jouets et des outils en plastique en balançant des coups de pied, comme le font les mômes grognons, dans les édifices de sable. Elles s’écroulent sous le regard triste et perplexe de mes filles. Même les mouettes se mettent à me gueuler dessus pour soutenir les reproches de ma femme sur mes gestes destructeurs, mon attitude débile devant nos enfants. D'abord, je fais ce que je veux et ce n’est pas elle qui a passé du temps le dos courbé, les genoux incrustés de quartz, comme elle le dit, la nuque offerte aux brûlures du soleil, à faire des compliments à des filles au sens esthétique plus que discutable, tout de suite satisfaites du moindre de leurs actes. Elle m’emmerde avec ses reproches. 

Elles m’emmerdent. Je m'enferme en moi-même pour ne pas exploser. Je rentre pour ce qui reste de l’après-midi dans une bouderie de pacotille, je feins la fatigue, la maladie, un truc que les autres ne peuvent pas comprendre. Les enfants vont encore penser que je fais la gueule.

Je m’échappe une nouvelle fois dans l’exubérance de mes envies de tatouages. J’imagine, je crée, j’efface mes idées. Je veux avoir le plus beau sujet, le plus brillant, le plus remarquable, le plus original. À défaut d’être artiste, j’aimerais être musée, que l’on me contemple avec admiration, qu'il y ait de la jalousie à mon égard. Qu’on me respecte. Il faut mettre la table et doucher les filles. Je m‘enferme dans les toilettes, constipation passagère de courage.

Au dîner, le barbecue est gai, les convives joyeux et amusants. Moi, je demeure dans mon imbroglio de bouderie, de souvenirs, d’envie d’ailleurs. Et si je me faisais tatouer une brochette parce qu’elle est bonne cette brochette de bœuf. J’aime bien le goût apporté par les lamelles de chorizo intercalées entre les cubes de viande. Pascale a toujours le petit truc en plus pour sublimer les préparations culinaires. Je devrais lui demander un conseil sur le sujet qui me préoccupe, elle aurait sans aucun doute l’idée qui me manque. On me ressert un verre. La saveur exquise du rumsteck grillé et quelques pichets de vin m’extirpent tout doucement de ma recherche du meilleur tatouage de l’année. La salade de fruits frais au thé et à la vanille Bourbon est une merveille. Les filles me font rire. On a chanté des musiques de Mylène Farmer et de Take That. Anaïs s'est moquée de mon anglais.

 

Des semaines ont passé, septembre a remis des pantalons et des blouses aux humbles travailleurs. Mon obsession d’un jour sur le bord de mer avait disparu. La pigmentation artificielle des peaux m’était sortie de l’esprit jusqu’à ce que Mirabelle vint.

Mirabelle est une collègue de bureau, cheveux courts, brune méchée de gris, de blond et de roux, mocassin, jean vert, chemisier à manches courtes, vert, pas le même, un vert d’herbes huileuses. Mirabelle est belle et déterminée. Elle attire les regards, le mien aussi, sans aucune retenue. Je ne cache pas mon intérêt, j’insiste, je me dévoile. Je crois que j'attends la pareille en retour, que l’on ait du désir pour moi. Pourtant, je rabroue chaque tentative de prise de contact, chaque prémisse amicale, tous les clins d'œil et les pommades verbales. Je supporte à peine les obligations professionnelles et les commandements hiérarchiques, les palabres familiaux, les discussions. Je ne suis pas timide, les autres m'énervent avec leurs problèmes, leur vie, leurs achats, leurs envolées politiques, leurs avis en général. Mirabelle m’agace, elle est belle et elle m’agace. Elle a la particularité d’exhiber ce matin son avant-bras ceint de cellophane. Voilà comment l’esprit des pigments ressurgit en moi avec ses ambitions de supériorité et sa jalousie. 

Je refuse de questionner la bellâtre sur son tatouage, de m'intéresser, de participer à l’effervescence autour de son membre. Toutes les conversations de la journée ne parlent que de ce sujet avec des patati patata qui font gonfler mon orgueil, ma frustration de ne pas avoir déniché l'œuvre idéale, mon manque de courage, mes peurs. 

Mirabelle, encensée par les plus curieux ou les plus aimables, les plus investis par les relations sociales, dont a priori je ne fais pas partie, révèle, avec la fierté de ceux qui accomplissent des actes de bravoure extrême, l’objet esthétique protégé par le film plastique. Sa voix grelotte.

— C’est une poupée de chiffon posée dans un décor de fleurs… Elle reprend son souffle.

Elle ajoute que le monochrome sera mis en couleur lors de prochaines séances. L’assistance de la cafétéria, toujours prompte au savoir, aux explications impudiques, et intriguée par les trémolos de Mirabelle, la supplie d’en dire plus, de déballer le motif, le pourquoi et le comment de l’ornement.

 

Les premiers à déguerpir sont les hommes.

 

Après Jean-Paul, Farid et Jordan, je fuis de manière lente et préoccupée, arborant une mine de triste compassion que je juge opportune à la suite du coup de sabre que Mirabelle vient d’effectuer dans son auditoire. 

— ... C’est le doudou de ma filleule qui vient de partir de leucémie foudroyante… C’est moi qui lui avais offert. Il y a même l’oreille en moins parce qu’elle tirait tout le temps dessus en s’endormant.

 

Il y a des instants où l’on aimerait se fondre dans les murs, couler dans les carreaux de linoléum, s'évaporer par les perforations des dalles insonorisantes du plafond. L’homme étant doué de quelconques pouvoirs de transmutation, nous ne pouvons que béer ou partir. Les deux étant possibles. 

 

De retour à ma place, les jambes sous le bureau, les avant-bras posés dessus, les yeux perdus dans la luminosité des MicroLeds de l’écran, je papillonne dans ce qui me reste de neurones valides. Je sonde ma caboche au hasard de mes traumatismes pour trouver celui ou ceux qui seront susceptibles d'être apposés sur ma peau. Les petites flèches et les modestes accidents n’ont rien d’assez grandiose pour susciter l’agrément et l’admiration de tous. Il faut que je cherche dans les infections qui ulcèrent ma vie, qui altèrent mes humeurs, les blessures qui ne cicatrisent pas, celles que j’ai envie de crier. Je pourrais me faire tatouer le dessin d’un orifice introduit de force, mais c’est glauque, et puis, la première fois, il y a toujours du sang, c’est gore. Pourtant, il est impératif que je trouve une idée. Ma mère n’est pas morte, sinon je pouvais inscrire "Maman, je t’aime". Je souris. Je ne la vois plus, c’est tout pareil. Mes disparus, les miens qui sont enfermés, ceux qui me rejettent, je ne peux pas en parler, sinon l’encre de ces lignes coulerait en un milliard de larmes.

Le bip de réception des mails ne me sort pas de mes songes. Mon bras réagit en automate. Un déplacement de souris, un clic, le courrier électronique s’ouvre. Mon index enfonce le bouton gauche, je bouge machinalement mon doigt pour faire défiler le contenu, je ne lis pas, je simule mon travail. Je suis comme cela, je survole. Je fantomise mes obligations, mes décisions, mes opinions. Comment puis-je trouver un tatouage génial si je ne suis pas capable de raisonnements clairs, précis, conscients? Je ne suis jamais tout à fait là, j’ai l’air de ne pas comprendre, j’ai l’air bête, bovin. Je rumine, j'avale mes humiliations, je les recrache et les avale de nouveau malgré l’amertume. Rien ne sort. J’ai bien quelque chose de formidable à tatouer sur mon bras, mon omoplate ou ma bedaine. Merde.

 

Une autre journée ordinaire, de retour chez moi, j’embrasse ma femme en lui collant un "ça va?" à l’oreille, comme si je lui disais Laisse-moi tranquille, j’ai un problème plus important à résoudre que de discuter avec toi, je veux un tatouage et je ne trouve pas de sujet. 

— Ça n’a pas l’air d’aller?

La gadji n’est pas sotte, elle me cerne en deux secondes. Je ne peux tout à fait masquer mes états d'âme, je joue faux devant elle. Lorsque je me confie des impressions, j’emploie souvent le mot gadji à la place fille ou femme, il est probable qu’une de mes lointaines aïeules soit gitane, je rends hommage à ma lignée. Une roulotte, ce n’est pas bête une roulotte, avec une roue sur chaque fesse, je rigole, mieux, la croix de Camargue, celle des voyageurs en pèlerinage. Elle était chouette notre visite aux Saintes-Maries-de-la-Mer durant nos vacances en Provence. La traversée de la Camargue sur une route déserte pendant ce qui m’a semblé être une éternité. L’arrivée dans cette ville de maisons basses et blanches où seul le clocher de Notre-Dame-de-la-Barque s’érige en pic, c'était inscrit comme ça sur le dépliant publicitaire. Les rues étroites bordées de boutiques, les petites places aux terrasses ombragées, la gardiane, la rouille de poulpe.

Pendant le steak haché-pâtes du dîner, je me dis que le religieux et moi sommes incompatibles, les histoires de protection divine, ça n’a pas trop marché pour moi. Je saute de la crypte au buisson, mais un hérisson, les gitans aiment bien les hérissons, c’est mignon un petit hérisson. C’est une idée à conserver. 

Je reprends mon destin parental, j’interroge les enfants sur l’école et les autres banalités. Je montre à Anaïs toute mon implication dans le bon fonctionnement de notre famille. Je forme de légères satisfactions de bonheur sur mes lèvres, en forçant sur les zygomatiques. Je réponds sans discourir, plus c’est court, moins j’ai de mal à jouer l’être idéal. Anaïs ressent tout de même mes préoccupations, je prétexte le travail, mais j’imagine une chose comme une phrase brillante écrite dans la langue des Roms. Je persiste dans cette direction, celle des gens du voyage. 

— Oui, bonsoir! Lave-toi les dents, ma chérie. Je réagis à une de mes filles.

 

Les morts s'accumulent dans une série policière que je trouve trop violente, c’est la fin de la première saison. Je tapote dans la barre de recherche de Google: langue gitane. La page Wikipédia débute par un paragraphe sur les origines des Tsiganes où j’apprends que le mot gitan vient de l’espagnol Gitanos qui lui-même provient de l’italien Egytianos. En arrivant de Grèce en Italie, les Tziganes appelèrent l’endroit Petite Égypte. En Angleterre, il y a un dérivé, l'appellation Gypsies. Je chantonne sans m’en apercevoir "Volaré, oh-oh, Cantaré, oh-oh-oh-oh". Anaïs entonne, pour bien me montrer sa supériorité culturelle, "Nel blu dipinto di blu, Felice di stare lassù". Cela m'énerve autant que ça me fascine.

 

L'inspectrice vient de prendre une balle dans le thorax, je feins de m'intéresser, mais je suis complètement perdu.

 

Le caló est la langue du groupe ethnique qui monopolise mon attention, dont la probabilité que j’en sois issu reste la rumeur familiale. Je n’avance pas trop dans cette direction, je diversifie mes recherches. Rimbaud, Michaud, Dickinson, Hugo, Prévert, je passe en revue les vers. Le caractère irrémédiable du marquage de mon épiderme empêche le choix, je veux quelque chose de profond et drôle à la fois, de grand. L'hésitation est maître de tous mes renoncements. J’égraine les répliques de films, des incipits, toutes les compilations de proverbes et de bons mots. Je fatigue. Comme Jean Gabin, un portrait de Modigliani dans le dos, voilà le Graal, ou un truc aussi puissant que le socle de Piero Manzoni. Je l’ai vu à Madrid, ma fille est montée dessus et est devenue pour un instant une œuvre d’art. Anaïs me l’a expliqué, sinon c’est juste une boîte en bois, mais une boîte qui rend tout le monde exceptionnel. Son grand-père l’a sermonnée, l’a tirée avec son bras d’homme pour la faire descendre, chacun doit rester à sa place. Il était là, en Espagne, avec nous, c'est lui qui a payé notre excursion et les visites. Je dois devenir une œuvre d’art, une prétention, assumer d’être supérieur à toutes et à tous, comme chacun et chacune, puisqu’unique. La fatigue brouille mes intentions.

 

Le lendemain, même endroit, même assise moelleuse sous chaque paire de fesses, début de la deuxième saison. Le cartel de Sinaloa a envoyé un homme de main finir le travail, ôter la vie de l'inspectrice Margarita Gutiérrez de las Parnas sur son lit d’hôpital. D’un geste rapide et précis, quelle abnégation, la femme, inerte entre le paradis et l’enfer l’instant d’avant, arrache sa perfusion et la plante dans l’œil de l’assassin qui n’assassinera pas à ce moment de l’histoire. Je détourne le regard, c’est toujours plus violent. Il faut encore plus de brutalité et de sang pour retenir l’attention du spectateur, du téléspectateur, du vidéospectateur, cela dépend de l'écran. J’entame une nouvelle errance sur la toile pour une introspection identitaire. Je ne me suis jamais intéressé à l’origine de mon prénom, que je déteste, cela va de soi. Rupert, franchement, dénommer leur progéniture Rupert, mes parents sont des étrangers du bon goût. Je recherche avec les mots prénom et gitan, rien, prénom Rupert, c’est masculin et c’est d’origine germanique, on m’aurait caché des ancêtres de l’autre côté du Rhin. Je frémis à l’idée d’un hommage à une relation en temps de guerre, un amour collaboratif. Je n’enquête pas sur mon patronyme, l’histoire des Poudingues doit être bigrement éloignée de celle des Bourbons et consorts.

Le tatouage de Mirabelle, tout de même, c’est du lourd. La possibilité d’égaler sa pertinence émotionnelle me désespère. Je renonce à la réflexion. J’inspecte les galeries numériques, j’examine des illustrations sur des dizaines et des dizaines de membres, de culs, de dos et de seins. L’exposition de la chair et du pigment. Il n’y a pas de légende, il n’y a pas d’histoire.

— Faut pas se gêner, tu mates juste à côté de moi.

Je bafouille un simulacre d’excuse. Je bredouille une justification sur mon envie de dénicher le meilleur sujet possible pour un tatouage. 

— Arrête, toi qui as peur des piqûres, tu vas faire un tatouage.

— Tout le monde en fait.

— Ah ben voilà, Rupert, comme à son habitude, se fond dans le décor, tout le monde fait des tatouages, Rupert, qui assume ses goûts et ses envies, veut faire un tatouage. Samedi dernier, une soirée de bobos de gauche, Rupert est de gauche, dimanche, un repas chez mes parents de droite, Rupert va être de droite. Arrête de faire le caméléon, de changer pour plaire, pour séduire, ça sonne tellement faux.

Anaïs n’a pas tort, il faut que je sois moi-même. Je me tais. 

 

Je ne suis pas un caméléon, je ne peux pas changer de couleur. Elle me fait un coup de racisme ou je me trompe. Ma peau est plus brune que cette blanche neige de la cambrousse, et alors, pourquoi elle me balance ses remarques de connasse? C’est pourtant mon ton caramel qui lui a plu, elle me l’a répété assez souvent. 

 

Le caméléon a la capacité de modifier son registre de couleur pour s’adapter aux situations que lui impose la vie. Il peut ainsi mieux se dissimuler dans son environnement pour échapper à un prédateur ou pour chasser plus petit que lui. Un autre objectif de ses variations chromatiques est la séduction. En effet, pour courtiser, le caméléon arbore les couleurs les plus vives et les plus voyantes, il doit se différencier, être le plus visible. Les inventions des espèces animales pour assurer leur reproduction entraînent souvent les mutations les plus surprenantes.

 

Les quotidiens deviennent des hier, les demains des aujourd’hui. La pluie succède au soleil, puis le soleil à la pluie, octobre déshabille les arbres et je m’ennuie. Le cellophane de Mirabelle a disparu... à suivre.

Pas de chapitre.

Ce roman n'est pas encore édité. 

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